Auteur: sh
Date: 2003-02-03 17:57:11
La passion du latin passio, passionis (souffrance, affection, maladie) se définit comme une émotion puissante qui domine la raison. Le dictionnaire de la langue française nous dit que c'est un état affectif dont l'individu n'est pas le maître, que cette tendance affective, dominante et durable, en arrive à dominer toute la vie morale et intellectuelle du sujet.
Peut-on définir autrement nombre de relations franco-algérienne? Le plus caractéristique de ces relations est peut-être la place qui est réservée au passé commun: occulté de l'histoire écrite, il infiltre l'intellect comme l'affect pour gauchir le présent. Nulle action de part et d'autre de la Méditerranée ne semble y échapper: que des Français, moines ou non, soient assassinés en Algérie, c'est inadmissible au même titre que sont inadmissibles les morts d'Algériens. Ce n'est pas plus indicible. Ce n'est pas la première fois que des Français résidant à l'étranger sont victimes des événements en cours; mais c'est bien la première fois que des ministres de la République en exercice, que des chefs de partis politiques, des représentants religieux manifestent dans la rue, ce qui habituellement est le lot des sans-pouvoirs. Ils ont des moyens bien plus efficaces d'exprimer leur condamnation de cet acte; ce rassemblement est une action d'autant plus symbolique que le Front National venait de scander dans les rues parisiennes sa haine des Algériens — les Arabes disent-ils — son dégoût de l'@!#$. Voici une des sources de la passion, le prétexte de se haïr: l'@!#$. Il est significatif que même Jules Roy, connu pour ses positions en faveur de l'Algérie, de focalise sur ce facteur. Parti se reccueillir sur la tombe de sa mère qu'il trouve non entretenue(1) et accompagné par mesure de sécurité, il refuse de se "montrer en douleur devant les représentants des profanateurs, ah! Non alors!"(2). Plus tôt, alors que "les bruits de la ville semblent se fondre dans une rumeur tranquille (...) soudain éclate une voix terrible, impétueuse et qui d'abord (le) choque puis (l') emporte dans une sorte de fatalité triste. Quelque chose de contre-nature et de tonitruant étouffe la sourde rumeur, puis la laisse bruire pour l'étouffer de nouveau. La prière!"(3) C'est cette terre africaine gorgée de senteurs, baignant dans la lumière qui est la nostalgie; c'est elle aussi qui est en même temps destestée de ne pas être débarrassée de ses premiers enfants. Imprégné malgré lui de la détestation de l'Algérien, Jules Roy n'utilise ce substantif que quatre fois dans les 202 pages de son ouvrage et lorsqu'il l'utilise, c'est pour désigner les relations entre Français et Algériens d'aujourd'hui. Une autre mélopée, lancinante, grinçante même, se développe dans la répétition du terme "Arabe" plus de cent fois. "Voici l'Algérie des Arabes" (p. 50), écrit-il; il y a "des Arabes partout" (p. 51); dans "la riche plaine de la Mitidja, tout est désolation (...): les Arabes de la montagne ont essayé de s'incruster en masse" (p. 48); les Algériens, "avec leur jalousie des Français" (p. 40), "les aides financières de la France, ancienne protectrice devenue vache à lait"(p. 188) n'ont vraiment pas sa sympathie; peut-être parce qu'ils ont "transformé [leur] riche, incomparable plaine de vignes, d'orangers et de haies de cyprès en une zone industrielle" (pp. 69-70). Est-ce par consolation ou par amer regret qu'il note: "La vie s'est retournée, ce que nous avons pris aux Arabes, nous le leur avons rendu d'une autre façon; ils se dévorent entre eux" (p. 118)?
Ce livre est particulièrement significatif des ruses de la passion à l'égard de la raison : persuadé d'avoir rédigé un hymne à l'amitié(4), Jules Roy ignore que des lecteurs algériens comme moi n'y voient — au-delà de ses prises de position et les rumeurs qu'il rapporte — qu'un immense déni : la négation d'une Algérie dont les habitants sont des Algériens — désignables à la rigueur à partir de leur cité ou de leur terroir — et non simplement des Arabes, des gens du FIS, des autochtones ou que sais-je encore. Dépassionner les rapports franco-algériens par la salutaire reconnaissance de l'algérianité des Algériens. Mais pas seulement…
En Algérie, même, si la France et les Français sont maltraités dans les discours, ils restent encore trop souvent l'Autre auquel on se mesure, le miroir dans lequel on se réfléchit, le regard que l'on porte sur soi. Douloureux paradoxe que de s'affirmer à partir de catégories, de concepts, d'événements, d'hommes légitimés au préalable par ceux-là mêmes que l'on honnit dans le verbe.
Prenons le destin de l'émir Abdelkader, exemple par excellence d'un retour sur soi falsifié. Décrété premier homme d'Etat par le pouvoir algérien, qualifié de fondateur d'un Etat moderne par les scribes de l'histoire officielle, l'histoire de sa vie est un véritable pied de nez à tous les classificateurs incapables de saisir la complexité humaine.
Se rendant au général Lamoricière en 1847 après 15 ans de lutte avec des fortunes diverses, l'émir Abdelkader reste emprisonné entre 1848 à 1852, d'abord en régime sévère puis dans différents châteaux (Pau, Ambroise...). C'est durant cette période qu'il commence la rédaction de ses Lettres aux Français(5). Après un court séjour en Turquie (1853-1854), l'Emir s'établit en Syrie. Décoré de la légion d'honneur pour avoir protégé des chrétiens à Damas, il est invité à l'Exposition universelle du Canal de Suez. Il devient la "coqueluche" de l'intelligentsia française et l'ami des nouveaux dirigeants de l'Algérie. Lors de la révolte des tribus, en 1871 avec les Mokrani, depuis les marches de ce qu'on appelle la petite Kabylie à Bordj bou Arréridj jusqu'au Djurdjura, l'émir Abdelkader exprime sa désapprobation d'une insurrection de tribus contre la France dont il est de plus en plus proche et dont il devient le protégé. Ainsi, exprime-t-il son émotion: "Il m'est parvenu que les savants de Paris — que le Maître de toute science, le Sage, le Tout Puissant, les assiste dans leurs travaux — ont inscrit mon nom sur le registre des savants et m'ont placé au nombre des hommes de grande renommée"(6). Il fera part aux Français de sa conviction que tous "les habitants de la France devinrent ainsi un modèle pour tous les hommes dans le domaine des sciences et du savoir. Et ce, plus encore à partir de l'année 1260 (de l'Hégire)(7), date à laquelle les sciences de toutes les nations, arabes et non arabes, se trouvèrent rassemblées en leurs mains (...). Mais @!#$ devait encore augmenter les dons qu'il leur réservait en favorisant pour eux l'accession au pouvoir d'un sultan équitable (Napoléon), le plus illustre de tous les rois (...), le plus glorieux par la renommée (...)"(8).
La question à laquelle il serait intéressant de répondre est de savoir si, sans sa médiatisation par les Français(9), l'émir Abdelkader aurait pris une telle place dans l'imaginaire des Algériens. C'est ce type d'interrogation qui montre l'urgence pour les Algériens de sortir de la "langue de bois" pour aller vers la reconquête de leur mémoire et de leur histoire, seules garantes de l'indispensable indifférence à l'égard de l'ancienne puissance colonisatrice et du tissage de liens d'amitié avec les Français.
Quand Kateb Yacine se mit à haïr le colonialisme avec ses compagnons algériens qui remplissaient les geôles pour avoir, le 8 mai 1945 à Sétif, relevé la tête, c'était légitime: il venait de rejoindre son peuple dans son élan collectif vers la libération.
Aujourd'hui, nous ne pouvons plus continuer à fermer les yeux sur le contenu des manuels scolaires algériens pour les enfants du primaire illustrés de photos d'Algériens torturés, assassinés par l'armée coloniale entre 1954 et 1962. Que ces faits aient existé, c'est indéniable, mais ce n'est pas aux enfants d'assumer les horreurs de ce qui a précédé, c'est aux adultes d'exiger un débat public et de surmonter les traumatismes qu'a subis la génération des 40 ans et plus lorsqu'ils étaient enfants, adolescents, jeunes ou adultes et dont ils portent encore le poids aujourd'hui. C'est à nous qu'incombe le devoir de transgresser les accords dits d'Evian(10) qui prévoient que "nul ne pourra faire l'objet de mesures de police ou de justice, des sanctions disciplinaires ou d'une discrimination quelconque en raison d'opinions émises à l'occasion des événements survenus en Algérie avant le jour du scrutin d'autodétermination; d'actes commis à l'occasion des mêmes événements avant le jour de la proclamation du cessez-le feu (...)"
C'est en acceptant d'assumer leurs passions, en les proposant au débat public que Français et Algériens progresseront dans la réconciliation avec eux-mêmes et les autres. C'est en réhabilitant l'existence d'une histoire commune, en se désolidarisant des ancêtres si nécessaires, en banalisant leurs rapports qu'ils cesseront de mettre l'immigration/émigration au cœur des passions franco-algériennes et qu'enfin la bi-culture ne sera plus honteuse. C'est ainsi que seront disqualifiés ceux qui ont intérêt à exacerber les haines soit pour en tirer leur propre force (je suis mieux que...), soit pour en tirer quelque avantage (les situations conflictuelles évitent la transparence et permettent les privilèges).
C'est alors que les Algériens de France comme les Français d'origine algérienne et les Algériens d'origine française cesseront d'être les otages d'une histoire qu'ils n'ont pas inventée. Les Algériens vivant en France qui représentent à peine 1,1%(11) de la population française de la population française ne seront plus sommés d'être amnésiques en France et objet de la virulence la plus imbécile en Algérie(12).
Saïda Rahal-Sidhoum
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