Auteur: Amirouche
Date: 2001-10-16 11:35:56
Il s'agit d'une interview réalisée par une journaliste de Hawwa Magazine n° 4. Interessant à lire, car se rapportant à une autre manière d'appréhender notre culture, de l'intérieur. Bonne lecture et ar tufat .
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<Chapo> Les relations parents-enfants sont souvent jugées conflictuelles, notamment dès l’âge de la puberté. Pour un certain nombre de familles immigrées, le problème se creuse lorsque la transmission de la culture n’est pas constatée. La médiation apparaît alors comme un sas.
Hamid Salmi
Hamid Salmi* chercheur en ethnopsychiatrie à l’Université de Paris VIII ( Centre G. Devereux). Sa spécialité consiste à intégrer la dimension ethnique et culturelle dans l’analyse des problèmes psychologiques ou familiaux. Il a créé des groupes de paroles interculturels qui sont des espaces de médiation pour gérer les conflits entre parents, enfants et institutions.
Pour Hamid Salmi, le conflit au sein d’une société, a toujours existé. Il est dynamique et souvent même prescrit, car il est structurant. Il y a des éléments qui interviennent pour fonder une stabilité et d’autres pour susciter le conflit. Trop de fixité et de rigidité nuit à l’équilibre dynamique des groupes. Ainsi, au Maghreb, le conflit est ritualisé. Un sujet appartient à différents groupes allant de la famille à la confédération, en passant par le clan, le village, la tribu, etc. Ces appartenances sont dynamisées par une conception duelle du monde - ceux d’en haut et ceux d’en bas – traversées par des ligues (çof, lef) en rivalité. Au printemps, par exemple, dans certains villages, on organisait un combat entre les gens d’en haut et les gens d’en bas. Il existait même des jeux à travers lesquels on organisait le conflit. En kabyle on appelait cela takurth (ou koura en arabe), et le combat prenait fin quand l’un des protagonistes est blessé et que le sang ait coulé.
En ce qui concerne la famille, il note également que les conflits intergénérationnels ont, eux aussi, toujours existé. Ali, gendre du Prophète, parlait du conflit des générations, Socrate parlait déjà du conflit des générations, Saint Augustin y faisait aussi référence. On projetait en effet le conflit qui pouvait opposer le présent et le futur. « Aujourd’hui, notre problème n’est pas le conflit en soi, explique Hamid Salmi, c’est la violence ingérable en rapport avec la perte des ressources de la médiation ».
En effet, dans chaque situation conflictuelle interviennent des médiations spécifiques prévues par le groupes (assemblée du villages, Marabout, lignée paternelle ou maternelle, etc.) Le problème intervient lorsque ces systèmes de médiation ne peuvent plus être mis à l’œuvre, quand ils sont bloqués. C’est exactement ce qui se passe dans la migration ou dans des sociétés trop déstabilisées où ces systèmes sont neutralisés par des idéologies étrangères à ces groupes. Ces agents et ces vecteurs de la médiation apparaissent comme des “ réseaux endormis’’ que des experts en médiation peuvent réactiver à tout moment.
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Hawwa Magazine : Comment expliquez-vous le conflit qui oppose certains enfants issus de l’immigration à leurs parents ?
Hamid Salmi : Les conflits entre les enfants et les parents dans la migration, sont multiples. Il y a également les conflits qui opposent les parents aux groupes des professionnels (travailleurs sociaux, psychologues, juges, etc.) Les théories du sujet – individu, citoyen sans attache – se révèlent corrosives pour les valeurs du croyant cousin relié à ses ancêtres. Les enfants de migrants quant à eux sont saturés d’injonctions paradoxales provenant de leur parents les incitant à s’inscrire dans le pays d’accueil, à réussir, et néanmoins à repartir un jour au pays. Ces derniers n’arrivent pas à penser la perte et ne réalisent pas que leurs enfants vivent dans un autre monde culturel. Je dirais même qu’ils ont une pensée presque biologique. Exemple parlant : une étudiante m’a dit un jour : « tu ne peux pas voir mon père, car j’ai fait une fugue et j’aimerais bien régler ce conflit. » Je lui ai demandé dans quelle langue nous allions parler en présence de son père, elle m’a répondu, « en français, bien sûr. » J’ai rétorqué en lui disant qu’en langue française elle serait certainement avantagée car c’est un système dont elle maîtrise bien les règles. En effet, si on gère le conflit dans cette langue, il ne peut être résolu dans l’autre langue, celle du père qui est le berbère ou l’arabe. Or cette jeune fille ne parle pas l’arabe, elle me dit : « non justement, ils ont tout fait pour que je m’intègre au mieux dans cette société, ils ne m’ont même pas appris leur langue, et subitement ils se réveillent à mon adolescence, et commencent à me parler de pudeur, d’honneur, en m’interdisant les sorties … » Pour ces parents tout se passe comme si la culture était inscrite dans les gènes. Les valeurs qui sous-tendent cette cultures doivent se mobiliser à chaque moment important de l’existence (rite de passage) Les jeunes se sentent coupables, impuissants et ne peuvent tout seul combler ce décalage entre eux et leurs parents. Des médiations multiformes, ancêtres-parents-enfants, institutions, s’avèrent indispensables.
HM : Y a-t-il, à ce stade, un moyen de compréhension mutuelle ?
HS : Justement, mon rôle à moi, en tant que médiateur, est de prêter des mots et d’extraire les concepts qui gèrent chaque univers (institutions, parents-enfants, etc.). j’explique aux parents plein de reproches que : certes leur enfant n’a pas eu faim et froid comme eux au pays mais il n’a pas son village, ses cousins, ses oncles, etc. Il n’a pas été bercé par les contes et légendes de ses grand-parents, autant d’appuis et de références qui lui font défaut. Là, c’est la révélation, les enfants sortent de la culpabilité, et les parents prennent conscience des fissures de la transmission. C’est à ce moment là que le dialogue peut commencer pour relier les deux mondes. Afin de résumer ce type de conflits, je dirai que les parents sont dans le monde du "comment" et les enfants dans celui du "pourquoi". Pour les premiers, @!#$ existe ainsi que les valeurs qui en découlent. Tout ce que l’on cherche, c’est comment appliquer les prescriptions et les commandements sacrés. Ils ne comprennent pas les questions plus fondamentales de ceux qui sont totalement déracinés. Les enfants, sont dans la fracture. Le doute s’est imposé à eux dans cette société individualiste, agnostique, voire athée. A partir de cette faille, ils ne peuvent poser que les questions du pourquoi.
L’honneur, la pudeur, le respect - ce sont là bien sûr des traductions très approximatives des mots Horma, Nif, Qadar, etc. – sont remis en question. Mais le doute concernant ces notions se passe dans la tête des jeunes de manière implicite à l’insu des parents. Pour ces derniers, ces questions sont totalement absurdes. On peut discuter la cohérence du monde culturel mais pas les postulas qui le fonde. Faire comprendre cela à la fois aux parents et aux enfants, c’est le début de la médiation.
HM : Comment peut-on réduire le fossé entre des enfants scolarisés et des parents qui ne le sont pas ?
HS : En fait, les enfants sont dans une quête initiatique. Une quête des mondes souterrains. A l’école, ils sont saturés de contenus pédagogiques qui parfois vont à l’encontre des grands mythes fondateurs qui gèrent leur monde (par exemple les origines supposées du monde ; big bang, et de l’homme descendant du singe).
Dans leur tête se déroule une guerre de Titans pour réconcilier les lois divines avec les hypothèses vulgarisées de la science ou pour neutraliser ces dernières …
Les parents ont une culture orale très riche véhiculant des contes, des récits et des légendes illustrant des manières d’être au monde en rapport avec une civilisation agraire (ou nomade) millénaire. Elle est également nourrie depuis de nombreux siècles par tous les courants de l’@!#$ scripturaire (sunnisme, soufisme, chiisme, etc.).
Cette culture est malheureusement disqualifiée en France, nos conteurs, nos sages (meddah, goual, cheikh, etc.) sont considérés comme des analphabètes.
C’est pour cela justement que j’ai créé des groupes de paroles où j’essaie de réactiver, de revaloriser cette culture dont sont porteurs nos parents. Et là, on est souvent surpris de voir s’inverser les rôles : ce sont nos vieux et nos vieilles qui ont quelque chose à transmettre aux jeunes scolarisés et aux intellectuels. A un moment donné de ces échanges, c’est celui qui s’est posé comme expert qui devient l’élève, l’apprenti.
HM : Comment expliquez-vous l’échec d’un grand nombre de médiations où on retire l’enfant à ses parents…
HS : Dans notre monde, l’enfant appartient avant tout à ses parents, surtout à ses ancêtres du côté paternel, et de manière ultime à son Créateur. On peut l’affilier également à un saint fondateur ou un cheikh d’une confrérie. Le placer à l’extérieur de ces structures, plonge les parents dans un grand désarroi. Pour eux cette forme d’aide est impensable, ils ont des craintes pour l’identité spirituelle de l’enfant surtout quand il est placé dans une institution ou une famille non musulmane.
Dans des familles touchées par la délinquance - la fugue d’une fille par exemple - au lieu de faire appel aux ressources du groupe d’origine (l’intervention d’un garant), vu la honte (aâr, hachma) que cela représente, on va cacher le problème, de peur que cela n’arrive aux oreilles de la famille restée au pays.
Du coup ils vont vers les travailleurs sociaux considérés au début comme des médiateurs neutres. Par la suite, il s’avère que ces tentatives de médiation sont une fuite en avant, car ils ne règlent pas véritablement le fond du problème, ils les suspend dans le temps.
Imaginons que ces faits se soient produits dans le pays d’origine où existe une pléthore de médiateurs possibles. Par exemple pour les filles, on fera intervenir de préférence des vieilles ou des oncles maternels. Ces derniers n’étant pas dépositaires de l’honneur, il est plus aisé pour eux de manier les susceptibilités. Il y a des médiateurs intra-familiaux, comme il y a des médiateurs intra ou inter-groupaux. Ainsi pour éviter et le scandale public (fadiha) et la culpabilité individuelle (lawm), on rend public les problèmes en utilisant avec tact et doigté les circuits de l’information et les médiateurs prescrits par la culture en respectant les catégories : homme/femme/intime/étranger/lignée paternelle/lignée maternelle.
HM : En quoi consiste justement le travail de la médiation ?
HS : Il consiste à pointer, derrières les actes que posent les différents groupes professionnels (psychologues, assistantes sociales, enseignants, etc.) et le comportements des enfants et de leurs parents, les conflits entre les différents systèmes de pensée. Ces derniers sont invisibles, le médiateur doit les expliciter de manière audible aux différents protagonistes. Pour ce faire, il est néc
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