Auteur: Azrem
Date: 2001-10-14 21:07:50
excusez moi pour ce copier coller, mais le sujet en vaut la peine.
Autonomie en Kabylie : briser un tabou
II. Plus qu'une suggestion, une nécessité
Pour la question épineuse qu'est l'éventualité d'une autonomie en Kabylie dans le contexte politique actuel, Salem Chaker, linguiste, estime dans cette deuxième partie de sa contribution qu'il est temps de briser le tabou. Pour lui, « il ne fait pas de doute qu'il existe un peuple kabyle avec son identité collective, sa culture, sa langue et son territoire. Il est temps d'imposer cette évidence ». Il nous en explique les fondements qui, selon lui, légitiment la nécessité de l'autonomie.
Par Salem Chaker (*)
Même si les solutions politico-juridiques mises en place dans des contextes géographiquement proches, comme en Catalogne ou au pays Basque, en Espagne, peuvent être extrêmement intéressantes et éclairantes, l'idée d'autonomie pour la Kabylie ne résulte pas de l'importation mécanique d'un modèle extérieur. L'autonomie s'impose d'elle-même sur la seule base des données historiques, sociologiques et culturelles internes à la Kabylie.
Une langue propre, une mémoire et des repères historiques spécifiques, largement attestés dans la tradition orale comme dans la culture contemporaine et les discours collectifs - y compris pour ce qui concerne le mouvement national et la lutte d'indépendance de l'Algérie p;, une tradition culturelle et littéraire spécifique, un système de valeurs collectives toujours réaffirmées, des formes d'organisation et de solidarités traditionnelles encore bien vivantes, comme le rappelle le phénomène « comités de villages » et « arch », un territoire parfaitement intériorisé dans la culture et la conscience collective kabyles, et même une forme de religiosité spécifique, bien présente parmi les segments non acculturés de la société
Pour appeler un chat un chat, il ne fait pas de doute qu'il existe un peuple kabyle, avec son identité collective, sa culture, sa langue et son territoire. Il est temps d'imposer cette évidence, cette réalité vécue au quotidien mais toujours refoulée et taboue dans le champ du débat et du projet politiques.
L'idée d'autonomie est donc fondée sur tout un faisceau de données objectives qui se suffisent à elles-mêmes. Elle est aussi légitimée, même si au fond cela peut apparaître secondaire, par l'échec absolu de l'Etat-Nation centralisé algérien mis en place depuis 1962.
L'Etat central algérien a totalement failli dans toutes les missions et prérogatives qu'il s'est attribuées depuis l'Indépendance. Centralisation extrême, autoritarisme, bureaucratie, incompétence, népotisme généralisé, détournement structurel de l'appareil à des fins d'intérêts personnels ou de groupes ont fait de l'Etat un monstre étranger, hostile à sa société.
Faillite généralisée de l'Etat central qui bafoue les droits les plus élémentaires de la population et qui, depuis longtemps, n'assure plus aucune de ses responsabilités fondamentales : droit à la vie et à la sécurité d'abord, droit à une justice équitable, droit à la santé et à un niveau de vie décent, droit à l'éducation et à la culture, droit au travail Ce qui amène immanquablement à poser la question : à quoi sert l'Etat algérien ? Et la réponse est assez clairement donnée par les manifestants de Kabylie : strictement à rien, à rien de positif en tout cas. Ce constat vaut pour l'ensemble de l'Algérie ; il est devenu si flagrant que même l'épouvantail @!#$ ne suffit plus à masquer cette réalité.
Pour sa part, la Kabylie est en plus soumise, depuis l'Indépendance du pays, au déni structurel de son identité, de sa langue et de sa culture. Comment les Kabyles p; en dehors des auxiliaires du pouvoir central p; pourraient-ils se reconnaître dans un Etat dont la Constitution affirme que la seule langue nationale et officielle est l'arabe ? Un Etat qui leur offre comme seule perspective la mort lente en tant que berbérophones, l'assimilation par arabisation avec, au mieux, après vingt années de lutte ouverte, une reconnaissance muséographique et folklorique. Et se référer à « nos ancêtres les Berbères » alors qu'est promulguée une loi ultrarépressive de généralisation de la langue arabe ne constitue pas une reconnaissance, mais un enterrement en douceur.
En fait, avec constance, les régimes politiques algériens, depuis l'indépendance, relaient le discours et les pratiques de l'Etat colonial français : centralisation extrême, autoritarisme, extériorité à la société renforcés par un total mépris du peuple, jugé immature, et une culture profondément ancrée de la force et de la violence comme instruments de gestion politique. Les détenteurs du pouvoir se sont confortablement coulés dans les structures de l'Administration coloniale : les préfets sont devenus des walis, les départements des wilayas, la gendarmerie le Darak El Watani Mais le changement de dénomination n'a induit aucun changement de nature et les relations entre administration et administrés sont restées les mêmes. Elles ont même, sans doute, empiré car, à l'illégitimité foncière du pouvoir se sont rajoutés, depuis l'Indépendance, l'absence de toute tradition du service de l'Etat, l'absence de toute forme de recours, l'unanimisme et l'appropriation des richesses nationales au profit des individus et des groupes qui contrôlent un appareil d'Etat devenu l'instrument de prélèvement d'une oligarchie qui n'a de comptes à rendre à personne. Et sur ce plan, soyons clairs, l'état d'exception, l'état de dépossession, ne date pas de 1988 ou de 1992 ; il est structurel et remonte aux origines mêmes de l'Algérie indépendante.
Mais au-delà des responsabilités directes de l'oligarchie politico-militaire qui gouverne l'Algérie depuis 1962, il faut souligner que toute la culture politique algérienne est bornée par l'horizon nationaliste et sa conception uniciste et centralisée de l'Etat et de la nation. Dans tous les courants politiques p; ceux de l'opposition comme ceux qui participent au pouvoir p;, l'aliénation à l'idéologie de l'Etat central est si profonde qu'ils ne peuvent concevoir un autre modèle de l'Etat que celui de la « République une et indivisible » et une nation formée d'un seul peuple, avec sa langue et sa culture et son histoire communes. Comme si d'autres configurations n'existaient pas, comme si l'unité nationale impliquait nécessairement uniformité linguistique, culturelle et administrative.
En fait, chez tous, le poids du modèle français de l'Etat-Nation est d'autant plus écrasant qu'il a été puissamment renforcé, depuis les débuts du nationalisme algérien, par les références arabistes (la « nation arabe ») et @!#$ (la oumma) qui, elles aussi, sont violemment hostiles à la diversité interne et développent un discours unanimiste. Toutes ces déterminations lourdes empêchent les acteurs politiques de voir les multiples expériences du monde, les nombreux Etats plurilingues, pluricommunautaires, les systèmes fédéralistes, les innombrables cas d'autonomies régionales, dans lesquels les diverses composantes ne s'étripent pas nécessairement tous les matins et peuvent même vivre en harmonie.
A cet égard, le cas des partis politiques « kabyles » est particulièrement révélateur, presque caricatural : en refusant obstinément de se poser comme forces représentatives de la région qui les porte et en s'affirmant, contre toute évidence, « partis nationaux », ils ont fini par perdre une grande partie de leur crédit auprès de leur base sociale réelle qui ne se reconnaît plus en eux. En fait, les partis kabyles, chacun avec une approche spécifique, ont p; qu'ils en soient conscients ou non, qu'ils l'aient voulu ou non p; accepté de jouer le rôle qui leur a été assigné par le pouvoir : empêcher, au nom d'une unité nationale conçue sur un modèle jacobin de la plus pure tradition française, l'émergence d'une véritable force politique kabyle, capable de peser sur l'échiquier national. Les élites politiques kabyles sont tétanisées par l'idée de s'assumer en tant que ce qu'elles devraient être, c'est-à-dire les représentants des intérêts spécifiques de leur région.
On pouvait croire que le Printemps berbère et les luttes populaires pour tamazight des années 80 auraient amené les forces politiques kabyles à se repositionner ; il n'en a rien été : dès que ces partis « kabyles » sont devenus légaux (1989), ils ont cédé à leur tropisme et, malgré les camouflets et démentis maintes fois apportés par les tests électoraux, ils persévèrent à ce prétendre « partis nationaux ». Quant au Mouvement culturel berbère, qui jouissait pourtant d'une quasi-hégémonie sur la région avant 1989, il s'est épuisé en divisions et luttes fratricides induites par l'alignement sur les positions des deux partis kabyles dont il a épousé les querelles et les concurrences, les modes de fonctionnement et, surtout, la conception de la relation entre la société et l'Etat. Pour les organisations kabyles, l'échec semble consommé. Ou bien elles se redéfinissent rapidement en adéquation avec leur base sociologique, ou bien elles seront condamnées à disparaître dans l'insignifiance.
La rupture avec la conception centralisée de l'Etat et de la nation homogène est une nécessité historique et politique absolue pour l'ensemble de l'Algérie, car elle est l'un des moteurs de la dépossession de la société ; elle fonde la confusion Etat/nation/peuple qui permet à une oligarchie de s'approprier la légitimité et de dicter l'identité, la culture, la langue et d'exercer, sans partage et sans contrôle, son arbitraire, sur le peuple au nom du peuple. Cette rupture est la condition sine qua non à tout dépassement des contradictions multiples que connaît l'Algérie et au retour à un véritable exercice de la légitimité populaire.
Défendre l'autonomie de la Kabylie n'est pas appeler à la haine entre Algériens ; c'est simplement admettre les implications politiques des réalités socioculturelles et tirer les conséquences de l'échec de l'Etat centralisé et autoritaire. C'est proposer une voie nouvelle, pacifique, pour essayer de résoudre des contradictions que les régimes successifs depuis 1962 ont été incapables de traiter autrement que par la répression, la manipulation et l'anathème. Nous parlons bien d'autonomie car, chacun sait que les liens historiques, sociaux et humains entre la Kabylie et le reste de l'Algérie sont denses et profonds : personne ne songe à nier cette réalité et à prôner la sécession et l'indépendance. La majorité des Kabyles vit désormais en dehors de la Kabylie et il ne peut être question de couper la région de l'ensemble auquel elle appartient.
Il convient ici de réfuter précisément un argument lancinant, émanant des milieux « démocrates », selon lequel la question berbère ne serait qu'un problème de démocratie et trouverait naturellement sa solution dans le cadre d'une alternative démocratique nationale, et qu'il n'y a donc pas lieu de l'isoler du reste du combat démocratique. Les Kabyles devraient en conséquence se mobiliser uniquement pour la démocratie en Algérie. Il s'agit là d'une naïveté sidérante ou d'une manipulation politique grossière.
S. C.
(*) Linguiste
La première partie de cette contribution est parue dans notre édition du jeudi 11 octobre 2001.
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