Auteur: Inconnu
Date: 2002-06-26 00:30:06
Lettre à Monsieur Benflis
Monsieur Ali Benflis, Premier ministre, secrétaire général du parti FLN
- J'ai beaucoup pleuré.
- Alors t'es devenu riche, dit le derviche.
- Pourquoi ?
- Parce qu'en pleurant tu as appris à essuyer toutes les larmes de la terre.
C'est une loi : il faut verser des larmes pour apprendre à les sécher.
J'ai lu avec intérêt l'histoire (Le Monde daté du 19 mars 2002) de votre père, Touhami Benflis, et de votre frère, Amar, arrêtés par les militaires français le 9 mars 1957. Par un de vos cousins raflés qui a assisté aux dernières heures des deux hommes, nous connaissons l'atrocité de leur fin. Votre père, après deux jours de tortures, reçut un coup de poignard dans le ventre par un soldat hors de lui lors d'un transfert dans un convoi militaire entre Batna et Biskra. Votre cousin rapportait : « Il agonisera pendant vingt-quatre heures. On l'entendait hurler. » Votre frère sera victime d'une « corvée de bois ». Quand ils furent arrêtés vous n'aviez, Monsieur le Premier Ministre, que treize ans (vous êtes né le 8 septembre 1944). Je compatis et partage vos sentiments, suis solidaire avec vous devant les affres de la fin de vos père et frère.
J'avais quatorze ans et demi le 6 mai 1956 lorsque mon père fut arrêté à 9 h 30 par la gendarmerie française de Taourirt-Mimoun. Il fut transféré en camion militaire à Tassaft-Ouguemoun avec un camarade de misère qui fut élargi quelques jours après. C'est le seul témoignage que nous avons. Nous avons fait toutes les prisons, toutes les casernes et autres camps où il pouvait être retenu. En vain, Monsieur le Premier Ministre. Nous avons alerté la Commission internationale dans laquelle participait l'ethnologue Germaine Tillion, qui obligea le général Olié à nous répondre le 12 juillet 1956, nous disant que mon père « était relâché dans les trois jours qui suivaient son arrestation ». Quand son compagnon des mauvais jours fut libéré, nous apprîmes par lui les tortures et les souffrances jusqu'à l'agonie que mon père subit pendant trois jours. Le soir du troisième jour rapportait le témoin, mon père « a gémi toute la nuit. Au petit matin, je n'entendais plus rien dans le cellule mitoyenne où il était enfermé, je ne l'entendis pas se réveiller, je ne le revis plus. » Voilà comment mon père a connu un triste sort un an avant votre père.
Ma mère et moi avons aussi été arrêtés, avons connu à notre tour la torture, mais c'était en 1959 et ça faisait partie du quotidien, car nul n'échappa et ne vais pas pleurer sur mon sort à ce moment-là.
Bien plus tard, Monsieur le Premier ministre, en 1967, je fus encore arrêté mais par l'Algérie indépendante, lorsque vous prépariez votre licence en droit (oh non ! je ne vous le reproche pas et ne pouvais qu'encourager les enfants de chahid qui réussissaient dans leurs études). Je faisais partie d'un groupe de réflexion désigné à tort par la S. M. « le FFS-Université » dont l'objet était l'étude des causes de l'échec du maquis d'Aït Ahmed. Nous, ni militants ni n'étions structurés, aucun de nous n'était, à mon sens, membre de ce parti clandestin : venait à nos séminaires qui voulait, d'autant plus que c'était public et dans l'enceinte de l'université supposée bénéficier de l'immunité universitaire. Pendant un long mois, je subissais de la part de « frères » les affres de la torture aussi bien physiques que psychologiques, et je vous assure, Monsieur le Premier Ministre, que leurs techniques étaient perfectionnées. C'était comme le génois de Djeha qui tuait et ressuscitait sa mère, c'était le chaud et le froid. Je ne vais pas ni les énumérer ni les décrire, par pudeur. Au moment où je vous écris, la rougeur me monte au visage tellement j'ai honte pour moi et pour l'Algérie de ce que j'ai subi. J'en porte encore les traces dans ma chair et dans mon âme, je peux pardonner, mais je ne peux oublier. Tant que la torture était pratiquée par l'armée française, c'était de bonne guerre, c'était l'armée ennemie, tous les coups sont permis, y compris l'humiliation. Quand elle vient du « frère », c'est inacceptable.
Quand j'ai pu fuir l'Algérie, entre l'exil et la prison, moi qui ai connu les affres des geôles algériennes, j'ai choisi l'exil, j'ai été reçu à la table de la France où je n'ai jamais dit ou me suis plaint de ce que m'a fait l'Algérie indépendante. Dois-je avoir honte d'être reçu ? J'aurais tant voulu transmettre mon savoir aux miens et regrette de le prodiguer sans frein ailleurs et à d'autres. Seul le Pouvoir algérien et le parti FLN dont vous assurez le Premier ministère et le secrétariat général du parti FLN, cause des malheurs de l'Algérie, en sont responsables.
Oui, Monsieur le Premier Ministre, la douleur m'a élevé, la peur m'a enseigné, j'ai durci sous le froid de l'hiver et j'ai mûri sous une chaleur d'enfer. La toison a blanchi, il a neigé au sommet sous la torture de la prison et dans la douleur de l'exil. Pour me refaire, je vis dans un ailleurs recommencé vêtu de haillons « mythés ». Impuissant, seul et malheureux, j'ai le vertige de la solitude, mon âge des possibles était cerné d'impossibles.
Même si vous vous déclarez - je lis ici votre curriculum vitae - « personnalité respectée, connue pour être un fervent militant de l'Etat de droit », vous êtes un homme de carrière. Je résume ci-dessous votre biographie diffusée dans le site du gouvernement : - à l'âge de 24 ans, titulaire d'une licence en droit, vous étiez jeune juge au tribunal de Blida. Votre charge vous mena dans la même année en 1968 aux fonctions de sous-directeur chargé de l'enfance délinquante, puis de procureur de la République à Batna (1969-1971) pour opter finalement au barreau dans la même ville.
- Révélé à 39 ans un des plus brillants avocats de votre génération, vos confrères vous désignèrent bâtonnier de l'Ordre des avocats de la région est (1983-1988) et, dans la même période, membre du Comité exécutif et du Conseil national des avocats.
- Ministre de la Justice à 44 ans, vous entamiez une brillante carrière politique en vous faisant élire (1989) au comité central et au bureau politique du FLN, alors parti unique. Votre qualité de membre de cette direction a été renouvelée en 1991, 1996, 1998, 2000, et, en 2001, vous en deveniez le secrétaire général. Vous aviez servi trois gouvernements (Merbah, Hamrouche, Ghozali) et lors de l'élection présidentielle de 1999 vous assuriez la direction de la campagne de Bouteflika pour en devenir, à l'âge de 56 ans, son Chef de gouvernement (26 août 2000).
Vous qui confiiez dans votre bureau d'Alger : « L'histoire de mon père et de mon frère n'a jamais cessé de me hanter, mais plus encore depuis environ un an et demi. Cela me ronge de ne pas avoir une tombe pour me recueillir. Je connais les noms de leurs assassins. Il s'agit du colonel D. et du lieutenant V. » ; vous qui aimeriez « les rencontrer et les regarder droit dans les yeux. Non pas pour me venger, mais pour savoir exactement ce qui s'est passé et tenter de comprendre comment des hommes peuvent basculer dans une pareille sauvagerie » ;
j'aimais en vous le membre fondateur de la Ligue algérienne des droits de l'Homme, en 1987, même si c'était pour entrer en concurrence avec une autre ligue ;
j'aimais en vous le ministre de la Justice qui a démissionné pour désaccord avec la procédure d'internement administratif mise en place par le décret portant état d'urgence en 1991, procédure que vous vouliez soumettre au contrôle de la justice comme garantie des droits de la défense.
Avez-vous songé que sous votre gouvernement, et en votre nom, la défense et la presse sont « caporalisées » et soumises à une certaine procédure qui les prive de leur liberté ;
que sous votre gouvernement Massinissa Germah a été assassiné dans l'enceinte de la gendarmerie dite « nationale ». C'est sous votre gouvernement qu'ont été tués 107 Algériens de Kabylie et qu'on continue encore à tirer avec de vraies balles. Combien de pères et de mères de famille souhaiteraient, tout comme vous, rencontrer et regarder droit dans les yeux les assassins de leurs enfants qui ne demandaient qu'à vivre dans la dignité retrouvée, non pas dans un esprit vengeur, mais pour comprendre comment des Algériens peuvent basculer en tuant d'autres Algériens dans une sauvagerie la plus barbare.
Entre gens intelligents, solidaires par notre qualité d'enfants de chouhada, je vous laisse méditer cette pensée de Charles Peguy, extraite de Notre Patrie : « Il y a une hypocrisie parfaitement insupportable. On maudit la guerre ouvertement, formellement, officiellement, pour se donner du mérite et de la vertu, pour acquérir de la belle renommée pacifique, conduisant à la gloire humanitaire. Et secrètement, sournoisement, disons le mot honteux, clandestinement, on demande à la guerre, aux militaires, premièrement les apparats des pompes extérieurs, deuxièmement les jouissances, les excitations des imaginations intérieures. »
Votre tâche est grande, Monsieur le Premier Ministre, je vous laisse à la méditation de votre examen de conscience, et vous prie de croire en l'expression de ma haute considération.
Ali Sayad, anthropologue, président de l'Académie des Belles Lettres amazighes
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