Auteur: hend
Date: 2002-03-06 22:09:20
Je suis né en 1944, à N’Gaous, dans un village au pied de la montagne des Aurès.
Mon père travaillait dur chez des riches propriétaires. C’était un homme juste et
pieux, exigeant mais très tolérant: un homme merveilleux. Il sacrifia tout confort
pour nous envoyer, quatorze garçons et filles, à l’école arabe, moins chère.
L’année de mes 9 ans, à l’occasion d’une fête, l’instituteur nous demanda de
monter un sketch. Nos poèmes nationalistes firent sensation. Le lendemain, après
deux heures d’interrogatoire, le caïd aux ordres des Français nous donna plusieurs
gifles et infligea une amende à l’instituteur.
Fin 1955, les révolutionnaires avaient tué une trentaine de personnes et brûlé trois
fermes de colons. De leur côté, les Français mettaient le feu aux maisons, tuaient ou
emprisonnaient les gens. De nombreux villageois avaient pris le maquis. Pour être
admis dans le réseau FLN, il fallait commettre un attentat. La moindre erreur était
punie de mort. Dans mon village, un des candidats tira sur le gendarme désigné
mais le rata. A son retour, les maquisards le fusillèrent. On entendait aussi des
histoires de lèvres coupées pour ceux qui fumaient, de nez tranché pour les
désobéissants. Le FLN ordonna à tous les villageois de tuer leurs chiens pour
éviter qu’ils ne donnent l’alerte sur leur passage. Un villageois avait épargné son
chien. Un homme du FLN l’a égorgé devant lui. Le lendemain, le villageois
rejoignait le camp des Français.
Le mois de janvier 1956 fut très mouvementé. Le 11, une centaine de bérets
rouges vinrent s’installer au village pour briser le FLN. Au matin du 15, une dizaine
de morts gisaient sur les trottoirs, couverts de traces de torture. Des portes de
magasins étaient brisées, des gosses pleuraient dans les rues, cherchant leur père
ou leur frère. On compta 85 enlèvements, dont mon cousin, dont on n’entendit plus
jamais parler. Moi, j’ai le souvenir d’une grande peur. Ma première peur. Le raid
des «léopards» fit basculer le village. Un jour, mon père me dit: «Tes deux frères
sont partis avec les révolutionnaires. Ce sont des "djounoud". Surtout ne dis
rien à personne.»
Le 3 mars 1958, comme chaque matin, je pris le chemin de l’école, mes livres sous
le bras. Au bout d’une cinquantaine de mètres, je m’arrêtai pour me laver dans un
ruisseau. Soudain, je reçus un violent coup de crosse derrière la tête. Je restai une
dizaine de minutes par terre, à moitié assommé. En reprenant mes esprits, j’aperçus
un soldat qui avait ramassé mes livres. Il me posa une question en berbère que je
ne compris pas. Il me poussa à coups de pied vers un groupe de cinq hommes,
dont un gradé et un interprète. Quelqu’un s’était évadé de la caserne, ils voulaient
savoir si j’avais vu quelque chose: «Où vas-tu avec ces livres? – A l’école. –
Quel âge as-tu? – 13 ans et demi. – Fais voir tes papiers. – Je suis trop jeune
pour en avoir. – Alors suis-nous à la caserne. – Pourquoi?» La gifle fut si
violente que mes oreilles en sifflèrent longtemps: «Ta gueule, espèce de chien!» Il
avait parlé en arabe.
A la caserne, le chef pointa sa canne sur moi: «Toi, petit fellagha!» Le gradé me
battit à coups de canne sur la tête, d’abord à petits coups, puis de plus en plus fort.
Plus tard, à ma grande honte, ils me déshabillèrent. Je me retrouvai nu sur une
table, attaché par des sangles. Le gradé avait une boîte d’où sortaient des fils et
une manivelle. Il m’enroula l’extrémité d’un fil sur la verge et l’autre sur l’oreille et
donna quelques tours de manivelle. La douleur fut telle que je hurlai horriblement.
Au bout de vingt minutes, la séance fut interrompue par l’arrivée d’un homme en
képi – le capitaine –, visiblement mécontent du traitement qu’on m’infligeait. J’avais
la figure pleine de sang et tout mon corps tremblait. Quelques jours plus tard, le
capitaine me dit, sans autre explication: «On ne peut plus te relâcher.» On me
donna un pistolet sans cartouches et un uniforme retaillé pour moi, avant de
m’amener patrouiller dans le village sous le regard des autres. Ce jour-là, ma vie a
basculé: j’étais devenu un harki.
A la 3e compagnie du 7e régiment des tirailleurs algériens, chaque section d’une
trentaine d’hommes comportait une poignée de gradés français et pieds-noirs, les
autres étaient des Algériens, engagés ou appelés. Ma première sortie ressemble
aux centaines d’autres opérations qui suivirent. Ratissage d’une zone, accrochage
d’une katiba (« compagnie de fells») avant le bombardement aérien: les T6
larguaient des roquettes sur la montagne, les P28 lâchaient du napalm sur les forêts.
Sur un piton, j’ai vu une dizaine de cadavres déchiquetés par les balles et
carbonisés par le napalm. J’ai vomi. Le manque d’habitude. J’étais très choqué de
voir les tirailleurs bondir sur les cadavres pour leur arracher bagues, montres,
portefeuilles ou rangers, quand ils en avaient. Parfois, ils éventraient les corps à la
baïonnette ou enfonçaient des morceaux de bois dans les corps brûlés, réduits à
des tas de charbon. Les blessés étaient achevés d’une rafale. En quatre ans et des
centaines d’opérations, je n’ai pas le souvenir d’une sortie sans un vol, un viol ou
un assassinat. Tout cela commis le plus souvent à l’insu des gradés.
J’ai vu des appelés débarquer, pacifiques, et finir par collectionner des oreilles de
fellaghas dans le formol. J’avais un seul ami, Daniel, un appelé jardinier qui aimait
les fleurs et parlait doucement. Humain, quoi! Il me racontait son pays, sa famille, et
m’a fait aimer la France. Un jour, il a voulu sortir avec moi, pour une banale
opération. On a débusqué une katiba, un fell a rafalé. Daniel est tombé à côté de
moi, à plat-ventre, les bras écartés: du sang lui sortait de la bouche. Peu après, le
capitaine a libéré deux garçons des cuisines qui voulaient rejoindre leurs familles. Ils
ont été enlevés quelques jours plus tard par les fells; on a retrouvé leurs corps
égorgés et suppliciés. Impossible d’échapper à l’enfer.
J’avais un copain, surnommé «Amirouche», qui voulait gagner le maquis. Il s’est
évadé cinq fois! Chaque fois, les fells le renvoyaient après l’avoir fait souffrir et
menacé de mort. Chaque fois, les militaires le reprenaient et le torturaient. Il serrait
les dents mais n’émettait pas une plainte. Hallucinant de courage. Un jour, il a dit:
«Je ne sais plus qui je suis. Je suis prisonnier des Français et condamné à
mort par les fells.» Et il s’est enfermé dans un silence définitif.
Lors d’une opération, un tirailleur de la deuxième section a vu quelqu’un bouger
devant lui; il a lâché une rafale et s’est précipité sur le cadavre pour récupérer
l’arme: c’était son père. Il a failli devenir fou. Il a déserté quelques jours plus tard et
s’est fait tuer, côté fells, au cours d’un accrochage. Un autre jour, les militaires ont
pris l’imam de la mosquée de mon village. Ils l’ont passé à la gégène devant moi.
Avant de mourir, il m’a dit: «Je t’ai appelé "mon fils" la première fois que je
t’ai vu.» Et il m’a craché au visage.
Le 19 mars 1962 au matin, le capitaine nous a dit que le cessez-le-feu était entré en
vigueur: «Pour nous, la guerre, c’est fini.» Il nous a expliqué que nous avions le
choix entre trois solutions: rejoindre une force locale algérienne sous contrôle
français jusqu’à l’indépendance, quitter l’armée et rester en Algérie, ou s’engager
et rentrer en France avec l’armée. Personne ne disait mot; nous étions tous plongés
dans la stupeur. L’adjudant insistait pour me faire venir en France. Je me méfiais.
L’adjudant André F. était celui qui m’avait cassé les dents et torturé à 13 ans.
Chargé du renseignement, il torturait tous les prisonniers avec sadisme, jouissait,
lèvres serrées, à la vue du sang et tournait très vite la manivelle jusqu’à la mort.
Plus tard, affecté à Epinal, il se montrera un homme respectable, toujours prêt à
rendre service. Il finira sa carrière la poitrine couverte de décorations, dont la
Légion d’honneur.
Avant mon départ, le capitaine, pied-noir d’origine, m’expliqua avec tristesse que
vu ma capture et le tour qu’on m’avait joué... il était préférable que je ne reste pas
en Algérie, même si la vie en métropole ne serait pas très rose. Sur le quai du port,
nous avons croisé des soldats algériens qui rentraient de leur service en France. Ils
nous ont traités de «traîtres, vendus» et tout se termina en bagarre générale.
Après? Après, rien… Pendant quinze ans, en France, j’ai vécu mécaniquement.
Manger, boire, dormir. Sans aucune notion de bien ou de mal. Sans aucun
souvenir. Et puis, un jour, tout est revenu, d’un coup. Mes nuits étaient blanches,
pleines de questions et d’affreux cauchemars. Je revoyais tout... Tous les ans,
pendant deux à trois mois, je suis allé à l’hôpital psychiatrique de Bercy. Je sortais
un peu mieux pour le reste de l’année. Et tout recommençait. J’ai fini par écrire un
livre (1). Cela m’a soulagé pendant quelque temps. J’ai eu mes premières relations
sexuelles à l’âge de 35 ans. Je me suis marié, j’ai eu une fille: un bonheur. Mais
quand elle a eu 8 ans, l’angoisse m’a repris: «Mon @!#$, dans quel monde l’ai-je
envoyée?» En 1982, j’ai essayé, plein d’espoir, de retourner voir l’Algérie, vingt
ans après: on m’a refoulé dès mon arrivée à Bône. J’y suis allé en vacances en
1992; j’ai vu les islamistes, les troubles... j’ai fui. J’écoute la radio: un geste
humanitaire me donne de l’espoir; une mauvaise information sur une guerre me fait
sombrer. J’aurais préféré mourir avec les autres, là-bas. Parfois, j’ai envie d’aller
vivre dans la montagne, seul, loin des humains. Je ne vois pas le bout de tout ça.
Dites-moi, est-ce moi qui suis fou? Ou les autres autour de moi?
Propos recueillis par Jean-Paul Mari
(1) «Un enfant dans la guerre», Points Seuil, 206 p.
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