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kabyle, arabe, berbere... |
Auteur: sh
Date: 2001-11-07 13:11:45
Kabyle ? Arabe ? Berbère ? Autant de tiroirs pour caser, circonscrire, réduire ce qui fait la communauté d'histoire et de destin d'un peuple : celui d'Algérie.
Revenir à la question de l'identité, que l'on pose et qui oppose, est primordial aujourd'hui où discours et pratiques «ethnicisantes» font le malheur des gens et plus particulièrement des peuples qui ont connu la tragédie d’avoir été opprimés. Ne faut-il pas craindre, derrière ces «ethnicisations» renouvelées – vêtues de la robe légitimiste du droit à disposer de soi-même et parées des atours de la protection des minorités – la réouverture du fameux vase de Zeus d’où une nouvelle Pandore laisserait s’échapper des idéologies racialisantes avec leur spirale bien connue de haine et de revanche ?
Il ne s'agit pas de minimiser la question de la revendication linguistique berbère en Algérie ; bien au contraire, la berbérophonie reste, selon moi, la preuve tangible de la berbérité de l'Algérie… Elle ne peut toutefois justifier le monopole de sens revendiqué par les seuls Kabyles engagés même si, par ailleurs, il faut leur rendre grâce – comme à l’ensemble des berbérophones – d'avoir su continuer à faire vivre une part de la mémoire de nos ancêtres.
Mes propos et analyse je les assume d’autant plus aisément que je fus actrice(1) du mouvement, dit berbère, depuis son expression publique au printemps 1980, où, à côté des revendications linguistiques proprement dites, étaient soulevées la dimension populaire de la culture, l’exigence de la liberté d’expression, la volonté de voir s’instaurer une égalité des droits entre hommes et femmes(2).
Aussi faut-il insister sur les expressions multiples et l’implication de femmes et d’hommes de régions diverses d’Algérie, pour saisir les aspirations dont le «mouvement berbère» est porteur et qu’il cristallise en même temps. Le réduire à un simple mouvement régionaliste est, selon moi, à la fois un travestissement des faits et une analyse erronée qui ne tient pas compte de la complexité et des fragilités identitaires de l’Algérie, et conforte un risque d’aventurisme auquel le totalitarisme de certains discours tranchés invite. La question de la berbérité est bien trop importante pour accepter sa confiscation par quelques-uns d’autant que c’est par les débats qu’elle impose que l’on aura, peut-être, la chance d’assister à une véritable refonte du pacte social dont l’algérianité, comme identité commune, demeure l’un des enjeux primordiaux !
Aussi je m'érige contre des affirmations telles que celles de Salem Chaker, incontestablement linguiste émérite par ailleurs, qui ne conçoit «l'avenir berbère que dépend(ant) plus que jamais du rapport des berbérophones aux éléments constitutifs de leur identité : leur langue et leur culture». C’est ainsi qu’il s’érige en détenteur de la définition de la «vraie» berbérité en considérant comme «évident que la berbérité, la conscience d'être berbère, est liée à la berbérophonie et ne concerne plus qu'une minorité (importante) de la population. Les «autres» se définissent (et doivent être définis) – sic ! – comme «arabes» parce qu'ils sont culturellement – re-sic ! – et linguistiquement arabes»(3).
La berbérité est une composante essentielle de cette identité algérienne qui, bien que brouillée, embrouillée par des idéologies totalitaires imposant leurs diktats depuis bientôt deux siècles, a l'intuition de sa mémoire mutilée, niée, arbitrairement reconstruite…
Or, en réduisant la «question berbère» à celle d'une «minorité berbérophone» (qui constitue néanmoins un bon quart de la population), toutes les Algériennes et tous les Algériens se voient interdire et s'interdisent le nécessaire dialogue du passé avec le présent où doit se construire le futur. Celui-ci est pourtant urgent… d'autant plus urgent que berbérophones et arabophones résultent du même brassage de populations comme ils partagent une expérience commune du passé, se réfèrent aux mêmes cadres de références, adhèrent à des systèmes de valeurs analogues… La proximité culturelle entre deux montagnards, entre deux paysans, n'ayant pas le même usage vernaculaire est bien plus évidente que celle d'un citadin et d'un rural, de même langue mais de postures ô combien différentes, quand de surcroît la différenciation sociale s'en mêle !
Quelques rappels factuels à l'appui de ces propos : l'Algérie, en tant que partie centrale de l'Afrique du Nord, s'est vue envahie – comme certains des siens ont participé à l'envahissement d'autres régions du Vieux Monde qu'elles soient européennes, africaines ou asiatiques – par moult peuples, lors notamment des sept grandes invasions qu'elle a connues : phénicienne, romaine, vandale, byzantine, arabe, ottomane, européenne, elles-mêmes s'appuyant sur des combattants de diverses origines, locales et mercenaires.
La conquête arabe de la Berbérie, par exemple, s'est réalisée avec des combattants mercenaires iraniens, mésopotamiens, syriens, etc. mais avec bien peu venant d'Arabie, que ce soit celle du Hedjaz ou celle du Yémen. Les Hilaliens du XIe siècle eux-mêmes ne représentaient numériquement guère plus que ce que peut compter une tribu !
Quid alors de cette «origine arabe» tant revendiquée par certains, niée par d'autres et quasi décrétée par les administrations ?
Carrefour de civilisations, méditerranéenne et africaine tant par sa géographie que dans ses parcours et échanges, plaque tournante entre l'Afrique et l'Europe, l'Orient et l'Asie, flux et reflux de l'Espagne andalouse, cette partie de la Berbérie qui est devenue l'Algérie est demeurée le pays des Imazighen – et ce, quelle que fut l’écriture en usage, du romain à l'arabe, du turc au français – sans pour autant échapper – heureusement ! – aux brassages génétiques et aux apports culturels de toutes sortes.
L'idée même de populations échappant à ces dynamiques, au prétexte de leurs habitats montagnards, est une vue de l'esprit lorsque l'on se souvient des déplacements et cantonnements systématiques des tribus par le colonisateur français, quand ce n'était pas l'interdiction ou l'obligation de demeurer en une portion du territoire par lui spécifié.
Comment, par exemple, aujourd'hui, distinguer entre l'habitant des montagnes kabyles de «souche» et celui qui fut acculé à s'y réfugier, pendant que des millions d'hectares, dès le début de la conquête française, dans l'ouest du pays, étaient vidés de leurs habitants (arabophones ? berbérophones ? qui peut le dire maintenant !) ?
De même, après l'insurrection de 1871, dite des Mokrani (du territoire de Bordj-bou-Arréridj, à l'époque berbérophone, aujourd'hui devenu entièrement arabophone et dont les habitants s'identifient pour beaucoup au fameux raccourci : arabophone = arabe = lignée du prophète !), 2 700 000 hectares de terre furent mis sous séquestre pour devenir propriété européenne(4) pendant que les membres des tribus propriétaires étaient acculés vers des réduits arides, paysans devenant nomades, transhumants se sédentarisant. C'est à de complètes reconfigurations que l'on a dû assister alors… Qui dira jamais quelles en furent les conséquences sur l'usage de notre «langue-mère» qu'est le berbère ?
Une série d'enquêtes des années 1910 en Algérie évalue la population berbérophone à un minimum de 30% ; or, le résultat de ces évaluations est initialement biaisé, ne serait-ce que par le fait qu'elles sont réalisées quatre-vingts ans après la pénétration, les bouleversements induits ayant eu largement le temps de modifier les réalités rurales et citadines, nomades et paysannes, tribales et villageoises.
L'arabophonie a dû vraisemblablement se développer durant cette période. L'arabe, en tant que langue de contact, du fait de sa fonction liturgique, d'archivage, voire civilisationnelle, par le biais de l'écriture, et l'accès au savoir et à la loi qu'elle favorisait pour une culture berbère fortement orale, a dû se forger une nouvelle légitimité en apparaissant comme un recours spécifique commun à une population opprimée, spoliée…
Il est d'ailleurs à noter que, de nos jours encore, l'arabophonisation s'effectue avec le passage à un espace public indifférencié : ainsi, sont-ce les hommes, vecteur du contact avec l'extérieur, qui sont d'abord bilingues, les femmes, porteuses de la langue maternelle à usage interne, demeurant dans un premier temps berbérophones monolingues ; puis l'installation dans la «ville» (serait-ce un bourg identifié à un espace de «civilisation») accélère la régression de la berbérophonie. Pour preuve, nombre d'entre nous devenus uniquement arabophones alors que nos arrière-grands-parents étaient exclusivement berbérophones et nos parents bilingues.
Les modalités d'accès à l'indépendance et le totalitarisme linguistique imposé par les gouvernements successifs, les erreurs stratégiques de nombre de berbérisants réduisant, trop souvent encore, dans leurs discours et leurs pratiques, la «berbérité» à une «kabylité» survalorisée, y compris en France, la manipulation de la mémoire collective par des idéologues patentés, l'encadrement et la médiocrité des espaces de productions culturelles, la mise au ban de la démarche critique, et bien d'autres facteurs encore, participent chacun à l'annihilation d'une identité qui pourrait être forte de son histoire, fière de ses brassages, exigeante pour sa postérité, créative par ses multiples facettes, volontaire dans sa participation à la culture universelle… Un processus antagonique réducteur «Berbères-Arabes», artificiellement créé et largement entretenu, voit son émergence accélérée, venin savamment distillé pour saper le goût que partage ce peuple pour toutes les aventures de liberté, évoqués par ce mot : amazighité !
Arabophones comme Berbérophones semblaient de plus en plus s'accorder sur un point : le refus d'interroger cette commune acculturation qui fait d'un même peuple deux parties, s'excluant mutuellement, s'appuyant sur une altérité supposée ethnique, alors qu'on a affaire aux conséquences des aléas d'une histoire aliénée aux pouvoirs de toutes sortes. Adulée de toute part, cette amnésie collective aboutit à un appauvrissement commun où ces identités déracinées, manipulées, gauchies, faussées, courent le risque d'être un jour les otages captifs d'aventuriers avides de pouvoir.
Et pourtant, c’est une autre leçon, une belle leçon d’espérance, que nous ont dispensée les 500 000 villageois et montagnards de Kabylie, de la Grande aux confins de la Petite, avec leur manifestation du 21 mai 2001. S’organisant par hameaux et villages, ils ont, dans un même élan, disqualifié les partis et les différentes tendances du mcb(5) emprisonnés dans leurs enjeux de pouvoir, et riposté, par leur mobilisation publique, aux discoureurs de tous bords et de tous genres. En affirmant, haut et fort, leur exigence du respect des droits fondamentaux pour toute l’Algérie, du travail à la santé, de la liberté à la dignité, du passé au futur… ils nous ont rappelé que c’est par le sang de chacun versé, par la souffrance commune endurée, par les terroirs multiples partagés que l’Algérie s’est forgée… Ne serait-ce pas aussi dans ces revendications réitérées que se sont inscrites les 10 000 femmes défilant à Tizi-Ouzou le 25 mai 2001 avec leur banderole : «Nous sommes tous des Algériens à part entière» ?
Aussi est-il de notre responsabilité, nous qui nous exprimons par écrit, de démonter ensemble les enjeux cachés qui se profilent derrière tous les discours identitaires, notamment quand ils se prévalant de l'«ethnie». Certes, la représentation identitaire résulte largement de ressentis à la fois individuels et collectifs – et c'est là l'entière liberté de chacune et de chacun –, mais elle n'en demeure pas moins, en même temps et dialectiquement, une construction collective singulière qui ne peut échapper longtemps à un retour sur mémoire à moins de se condamner à ne jamais construire le futur.
Notre époque ne nous a-t-elle pas appris à nous méfier des identités tentées par l'absolu de leur essence ? De la légitimité identitaire à la «purification ethnique», il peut n'y avoir qu'un pas, vite franchi par les ambitieux de tous bords, et c'est alors que l'on se retrouve confronté au sacrifice renouvelé des droits humains sur l'autel de l'identité sublimée.
Saïda Rahal-Sidhoum
Notes :
1. Je fus, ce jour-là, la seule membre du corps universitaire enseignant d’Alger à participer à cette manifestation-relais et de solidarité face aux événements qui se déroulaient à Tizi-Ouzou à la suite de l’interdiction de la conférence de Mouloud Mammeri. Cette manifestation d’avril 1980 qui participa, à sa manière, à mieux populariser ce qui fut ultérieurement appelé «Le printemps berbère» avait réuni essentiellement des étudiantes et étudiants et divers professionnels hormis les enseignants des facultés d’Alger. L’histoire de cette période jusqu’à 1983 reste à écrire. On peut rappeler rapidement que, à côté de nombreuses personnes «indépendantes», les seuls membres de partis représentés – il faut se souvenir qu’à l’époque, ces derniers étaient interdits et leurs adhérents passibles de répression et d’emprisonnement – appartenaient au ffs (fondé par Hocine Aït Ahmed) ou au prs (fondé par Mohamed Boudiaf), les militants communistes (pags et autres mouvances) considérant alors les questions soulevées comme «secondaires». De même, les manifestants n’étaient pas que kabyles, loin s’en faut, puisque, en même temps que des Chaouias, étaient présents des arabophones, notamment des jeunes de la mouvance de Kateb Yacine, premier arabophone a avoir affirmé clairement la berbérité de l’Algérie, et du renouvellement théâtral par la «langue populaire» qu’il tentait alors (voir notamment les jeunes de la troupe Debza de Sétif). Aussi les revendications à la place du 1er mai à Alger, banderoles à l’appui, étaient-elles plurielles : contestation de l’élitisme linguistique, «légitimité de l’arabe algérien et du berbère algérien», égalité des droits entre les femmes et les hommes.
2. Je me souviens à ce propos d’une anecdote bien amusante avant d’être amère : parmi les banderoles de femmes, une, particulièrement lourde à porter, affirmait : «Les femmes ne délèguent leurs paroles à personne»… portée par deux hommes, à cause de son poids, elle fut l’occasion de fous rires… avant que ne pleuve la bastonnade policière ! Ce fut d’ailleurs sur ces banderoles féministes, au nombre de quatre, que la police s’acharna en premier… et que les médias, y compris français – dont Libération qui suivait de près le mouvement – omirent de rendre compte.
3. Salem Chaker, Berbères aujourd'hui, pp.9 et 17, éd. L'Harmattan, Paris 1999. Et dire que mon «ressenti» est berbère (et non arabe)… malgré mon arabophonie ! Que faire ? Par analogie, les Irlandais ne parlant que l’anglo-saxon seraient-ils de ce fait devenus anglais ?
4. Cf le Manifeste du peuple algérien de Ferhat Abbas (1943).
5. mcb : Mouvement culturel berbère.
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