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Le Blog
Interview du Webmestre sur France3
 aux origines de nos violences
Auteur: thamilla 
Date:   2001-08-24 21:45:43

Confluences Méditerranée N°11 Eté 1994

Le poids du passé

Gilles Manceron



Si l’engrenage de violence qui sévit en Algérie suscite une légitime indignation, on aurait tort de considérer, depuis
la France, ce phénomène comme complètement étranger à la page d’histoire commune que nous avons partagée
avec ce pays, et, plus encore, de rechercher dans la crise actuelle des raisons de justifier rétrospectivement une
politique passée catastrophique. Ce serait d’autant plus illégitime que cette politique passée porte, tout au
contraire, une part importante de responsabilité dans les drames qui se jouent aujourd’hui. Même si l’impasse
présente en Algérie trouve ses origines dans des données tout autres, qui renvoient à l’anthropologie et à l’histoire
de la société algérienne elle-même, il est utile de commencer par souligner les liens entre la crise actuelle et une
partie de l’héritage colonial, d’autant plus que le rapprochement est rarement fait au nord de la Méditerranée
entre la situation présente et le passif laissé par la France, et que l’on assisterait même, plutôt, au réveil d’une
sorte de bonne conscience française devant le drame algérien d’aujourd’hui.

Si l’absence de culture démocratique a conduit à ce que les premières élections pluralistes en Algérie n’ont fait que conférer
une manière de légitimité aux ennemis les plus résolus de la démocratie, ne faut-il pas, pour une part, rechercher des éléments
d’explications du côté du legs de la société coloniale? N’est-ce pas, en partie, le résultat de l’absence, du temps de la
colonisation française, d’une tradition d’État de droit dans une société qui se faisait passer pour l’incarnation des idéaux
républicains alors qu’elle en était, en réalité, la négation? N’est-ce pas le fruit de la carence, dans cette même période, du
système éducatif mis en place, avec toutes les conséquences que cette carence a induites, au moment de l’indépendance, du
point de vue de l’encadrement de la société (éducatif, sanitaire, technique, administratif, associatif, politique, etc) et de
l’exercice normal des médiations sociales. Et la violence elle-même, bien que ses cibles soient occidentales et françaises, ne
plonge-t-elle pas une partie de ses racines dans la brutalité de la société coloniale, qui s’est exercée avec plus ou moins
d’intensité et de visibilité depuis les premiers temps de la conquête jusqu’à la riposte au déclenchement de la guerre
d’indépendance?
Il n’est pas inutile de rappeler qu’en Algérie, avant le déclenchement de l’insurrection, bien que le territoire ait été déclaré
français, avec le statut administratif de départements, tous les habitants ne jouissaient pas des droits attachés à la citoyenneté, la
plénitude de ces droits étant le privilège d’une minorité — les Européens et les Juifs (ceux vivant dans les limites de l’Algérie de
1870, d’ailleurs, et non les Juifs du Sud algérien), considérés comme les "Français d’Algérie" —, tandis que les autres en
étaient exclus (seuls quelques uns d’entre eux bénéficiant de la citoyenneté, par mesure d’exception). Cette distinction ancienne
(fondée sur le senatus-consulte du 14 juillet 1865: "l’indigène musulman est français; néanmoins il continuera à être régi
par la loi musulmane"(1)), et qui est restée en vigueur pendant toute la durée des Troisième et Quatrième Républiques, était
le fondement d’un système discriminatoire tournant le dos à tous les principes démocratiques.
De plus, tous les non-citoyens exclus de la démocratie étaient renvoyés à une appartenance religieuse, puisqu’ils étaient
qualifiés de "Français musulmans". Cette appellation — qui avait remplacé celle d’indigènes (tout en conservant dans les faits
la même connotation péjorative) à partir de l’ordonnance gaulliste du 7 mars 1944 — s’appliquait en effet à tous les Algériens,
quelle que soit leur religion, dès lors qu’ils descendaient des populations dont la présence était antérieure à la colonisation
française (à la seule exception, on l’a vu, des Juifs de l’Algérie de 1870): les Kabyles christianisés étaient, par exemple,
qualifiés de… "Musulmans chrétiens"(2), absurde classification qui apparaissait comme une sorte de pâle équivalent de celle
régnant au même moment à l’autre extrémité du continent, en Afrique du Sud(3). Le fait de définir les Algériens par la
composante musulmane de leur culture était donc, d’une certaine façon, déjà un effet de la société coloniale.

La faiblesse de la scolarisation a créé un autre handicap durable. En 1954, sur une population "musulmane" de huit millions de
personnes, seuls 100 000 avaient fréquenté l’école primaire, le chiffre tombant à 3 000 pour l’école secondaire. Les statistiques
publiées par le Gouvernement général de l’Algérie en janvier 1956, faisaient état, pour la population musulmane, de 94%
d’analphabètes parmi les hommes et de 96% parmi les femmes. A peine 20% d'enfants d’Algériens d’âge scolaire étaient
scolarisés pour 80% chez les Européens et les Juifs. A l’Université d’Alger, la seule d’Algérie, il n’y avait en 1938-1939,
qu’une centaine d’étudiants musulmans, et, en France, guère plus de 150(4). À la veille du déclenchement de la guerre
d’indépendance, il y avait 1 200 étudiants "musulmans" algériens, dont un peu plus de la moitié à Alger, qui suivaient surtout des
études formant à des professions libérales, comme médecins ou avocats, qui avaient l’avantage d’une relative indépendance par
rapport à l’administration, mais qui ne suffisaient pas à assurer l’encadrement d’un pays. En 1954, il n’y avait comme étudiants
que quelque 600 Algériens "musulmans" pour un total de 5 000 étudiants en Algérie, les universités françaises n’ayant formé à
cette date qu’un seul architecte et un seul ingénieur algérien des travaux publics(5).
L’exclusion de la plupart des Algériens de la pleine citoyenneté, tout comme leur quasi-exclusion du système scolaire, ont eu
aussi pour effet de les pousser à trouver dans l’islam une sorte de refuge identitaire. Et l’enseignement de l’histoire qui était
dispensé à l’école française, avec l’exaltation de la violence de la conquête (autour notamment de l’action de Bugeaud et de la
défaite d’Abdelkader) a suscité un repli symétrique des Algériens dans la légitimation de la violence et le recours à un
nationalisme exacerbé. Et pour ce qui est de l’emploi de la violence dans la société coloniale, il n’est guère besoin de s’étendre
sur l’empiètement constant du pouvoir militaire sur le champ politique, et sur les méthodes comme la torture et la répression
aveugle, que la France a utilisées abondamment en Algérie, avant le début de l’insurrection comme pendant la guerre de
libération nationale, et qui ont constitué de tristes modèles pour un peuple confronté, après 1962, à l’édification d’un État.

Boucs-émissaires et occultations de l’histoire

Mais le passé colonial n’est pas le seul à peser sur le drame présent de l’Algérie. Trente ans après l’indépendance, le
colonialisme peut difficilement passer pour le seul responsable des maux dont souffre aujourd’hui le pays et il n’est pas bon
pour la société algérienne de trouver dans la France un bouc-émissaire facile à tous ses dysfonctionnement. N’est-il pas temps
de mettre un terme à une situation qui dure depuis l’indépendance où les débats de société les plus divers, depuis ceux
concernant les choix de politique économique jusqu’à ceux portant sur l’enseignement des langues étrangères à l’école,
provoquent des mises en cause sempiternelles des intentions malveillantes prêtées à la France. Et que dire de l’invocation
rituelle de la trahison d’un supposé "parti de la France", à croire que la société était vouée à revivre comme en écho les
anathèmes tragiques de la guerre de libération? Pendant les trente années qui ont suivi l’indépendance, l’hostilité au supposé
"parti de la France", a fonctionné, pour les groupes contrôlant l’État ou cherchant à le contrôler, comme un argument pour
discréditer, en leur enlevant leur légitimité nationale, les forces politiques qu’ils cherchaient à écarter du pouvoir. Arme absolue,
elle n’autorisait aucune réplique. Le plus grave est qu’elle a servi aussi à écarter la démocratie.
Nombreux sont les Algériens qui refusent de tels anathèmes et se posent des questions sur la guerre de libération elle-même. Si
le FLN était si démocratique pendant la guerre, comment a-t-il pu donner naissance, celle-ci achevée, à un pouvoir si
autoritaire? Comment se fait-il que les plus jeunes aient pu découvrir récemment l’existence d’hommes dont ils n’avaient jamais
entendu parler jusque là, car ils étaient devenus opposants, tels Mohammed Boudiaf, bien qu’ils aient été parmi les chefs
historiques de la guerre d’indépendance?

Dès l’indépendance, les gouvernants se sont permis d’opérer des tris dans les écrits de la guerre. Pour ne prendre qu’un
exemple, le journal El Moudjahid. tel qu’il a été édité en trois volumes, en Yougoslavie, en juin 1962, l’a été dans une version
partiellement transformée dans le sens que souhaitait l’équipe au pouvoir, une comparaison systématique avec les exemplaires
originaux, malheureusement rarissimes, étant éloquente(6). L’État algérien a cherché à puiser sa légitimité dans l'histoire de la
guerre de libération. Pour chacun des groupes postulant au pouvoir politique, l’objectif était de trouver les meilleures raisons
"historiques" prouvant qu'il avait été le plus méritant durant la guerre contre l'occupant, et, par le contrôle du parti unique,
s'arroger le monopole du prestige du FLN et profiter de la rente politique que cela représentait. L’instrumentalisation de
l’histoire n’a réussi qu’à lui substituer le mythe, en cultivant l’occultation et l’oubli. C’était le moyen d’éluder le rôle de telle ou
telle personnalité encombrante. Feuilletant un ouvrage algérien d'histoire destiné à la jeunesse intitulé Je connais l'Algérie,
Marc Ferro s'est étonné qu'il n'y soit question ni de Ferhat Abbas, ni de Messali Hadj, ni des syndicats et du parti communiste
algérien, pas plus qu'il n'y était question de Ben Bella, Khider, Boudiaf ou Aït Ahmed. "Seuls sont cités ceux qui sont morts,
morts pendant la Révolution"(7). Et pendant longtemps rien ne fut officiellement dit sur les circonstances réelles dans
lesquelles beaucoup sont morts, victimes de règlements de compte.
Le cas de Abbane Ramdane, assassiné par ses pairs au Maroc en 1957, présenté comme mort "aux frontières", est sans doute
le plus connu(8). C'est par la presse et après une réunion du bureau politique du FLN que les Algériens ont appris en 1984 que
le président Chadli Benjedid avait pris la décision d'organiser la réinhumation des restes d'une trentaine de "Moudjahidin
responsables pendant la Révolution armée" dont Abbane Ramdane, et le communiqué se terminait ainsi: "Par cette décision, la
Révolution fait également la preuve qu'elle est forte et qu'elle peut se permettre le pardon"(9). Les Algériens se sont
interrogés sur ce qu'il y avait à "pardonner" à Abbane Ramdane et à d'autres qu’on leur avait toujours présentés comme morts
en opération durant la guerre de libération. Et ils ne pouvaient pas davantage s’expliquer la présence sur la même liste de
personnalités telles Chaabani (exécuté en 1963), Khider (assassiné en Espagne en 1967) et Krim Belkacem (assassiné en
Allemagne en 1970), mortes après la fin de la guerre, sinon par le fait que le pouvoir politique leur "pardonnait" d'être devenus
des opposants après l'indépendance.

L'occultation de l’histoire a mené à des injustices flagrantes. Le cas de Ferhat Abbas est frappant à ce sujet. Pour des raisons
de désaccord politique (il a été arrêté deux fois après l'indépendance), la mémoire de ce militant depuis les années 1920, dont
la famille comprenait "quatorze chouhada"(10), a été complètement occultée. Tout s’est passé dans la presse, dans les
déclarations officielles et dans l'enseignement, comme s'il n'avait milité que dans les années 1930 pour prôner l'assimilation à la
France. Or dès 1954, il rejetait la responsabilité de la violence sur le régime colonial, se plaçait à la disposition du FLN en mai
1955, devenait membre du CNRA en août 1956 au Congrès de la Soummâm, du CCE en août 1957, puis président du
GPRA de septembre 1958 à août 1961 avant d'être élu président de la première assemblée constituante de l'Algérie
indépendante. Mais, pour le discréditer, on a réduit son action à un moment de sa pensée, au lieu de replacer ce moment dans
l'histoire de l’évolution politique des élites algériennes.
Si les Algériens savent que la lutte armée était fondamentalement légitime lors de la guerre de libération, l’horreur du terrorisme
lié au FIS qu’il découvrent aujourd’hui, leur fait se demander si toutes les actions violentes commises au nom du FLN étaient
vraiment opportunes et efficaces et si l’érection de la violence en moyen privilégié, au détriment de toutes les autres formes de
lutte, n’a pas créé pour l’Algérie une dynamique lourde de conséquences sur l’avenir. Il commence à se dire en Algérie que,
contrairement à la présentation officielle de l’histoire, le FLN a, pour remporter la victoire, fait tuer plus d'Algériens que de
Français (mais bien moins, cela va sans dire, que n’en a tué l’armée coloniale française), lors de la guerre civile, marginale mais
meurtrière, qui l’a opposé au MNA, de celle qui, sporadiquement et parfois encouragée par les opérations d’intoxication des
services français, a déchiré ses propres rangs, et lors de son affrontement meurtrier avec les Algériens enrôlés ou ralliés à
l’armée française. Les méthodes du terrorisme islamiste ne sont-elles pas le prolongement d’une sacralisation de la violence qui
remonte à la guerre de libération?

L’exagération rétrospective du courant religieux

Le combat des groupes armés islamistes semble s'ancrer dans une sorte de temps arrêté, celui d'une guerre mythique
ininterrompue, qu'il s'agirait de poursuivre. Mais le terrain ne leur a-t-il pas été préparé par la manière dont la guerre de
Libération a eu tendance à être présentée depuis trente ans en Algérie: comme un épisode mythique, où la place occupée par le
courant des Oulémas est exagérée alors que celle des autres est occultée. En réalité, la lutte armée et la fondation du FLN
étaient certes en rupture par rapport aux phases précédantes du mouvement national, mais elles s’inscrivaient aussi dans une
continuité par rapport à toute sa tradition, faite de la diversité des organisations et partis politiques qui le constituaient. Il est
clair que le fait de marginaliser et dévaloriser la période antérieure à 1954, à travers ce que Mohammed Harbi appelle "le
mythe de la table rase"(11) a visé à justifier a posteriori le parti unique de la post-indépendance. La période des luttes
syndicales et politiques a été jetée aux oubliettes, les fondamentalistes religieux allant jusqu'à réduire la Révolution de novembre
1954 à la pratique du djihad au sens religieux le plus étroit du terme(12). Pourtant, les textes élaborés durant la guerre de
libération faisaient certes référence à l’islam, mais insistaient davantage sur l’aspect démocratique et non théocratique de l’État
à construire: ils parlaient de la "restauration de l’État algérien souverain, démocratique et social dans le cadre des principes
islamiques" (Déclaration du 1er novembre 1954); de la "renaissance d'un État algérien sous la forme d'une république
démocratique et sociale, et non la restauration d'une monarchie ou d'une théocratie révolue" (Plate-forme de la
Soummâm, août 1956). Cet État devrait rompre avec le féodalisme(13) "produit de la décadence du Maghreb à un moment
de son histoire" et opter pour la Révolution démocratique populaire et le socialisme (Programme de Tripoli, juin 1962).

Parmi les déformations majeures de l’histoire écrite et propagée pendant trente ans en Algérie se trouve l’exagération de la
place des courants islamiques dans la lutte nationale et le fait de passer sous silence la conception non ethnique et non religieuse
de la nation qui était affirmée dans un certain nombre d’articles et de textes durant la période de la guerre de libération. La
Révolution algérienne s’est trouvée ainsi dénuée de tout son caractère temporel, national et contemporain, au profit d'un projet
communautaire qui viserait toute la Oummâ islamique. Pour ce faire, le mieux était qu'il ne reste plus de témoins porteurs de
contradiction. La génération des politiques étant "disqualifiée", en premier lieu Messali Hadj, il s’agissait d'en finir avec ce qui
restait de celle des insurgés historiques, que ce soit en occultant le rôle d’un homme comme Mohammed Boudiaf ou en
l’assassinant.
Quelle a été, en réalité, la contribution réelle au mouvement national des Oulémas(14)? Le rôle de personnalités comme le
Cheikh Bachir el Ibrahimi, l'un des principaux dirigeants de l'association des Oulémas, mort en 1963, et père du docteur Taleb
el Ibrahimi (qui fut durant longtemps ministre de l’Éducation puis de l'Information et de la Culture) a été pour le moins exagéré.
Ainsi, selon un sondage réalisé en 1992, Cheikh Ibrahimi passait aux yeux de 70 % des étudiants en histoire "d'une importante
université du pays" pour l'initiateur de la Révolution de novembre 1954(15). Un questionnaire adressé en 1958 à
soixante-douze étudiants de dernière année de licence à l'Institut d'histoire de l'Université d'Alger semble corroborer ce résultat
dans la mesure où 68 % des étudiants interrogés affirmaient que l'historien algérien qu'ils lisaient le plus était Aboul Kassem
Saadallah, justement très proche idéologiquement du mouvement des Oulémas(16). Le nom de Bachir el Ibrahimi était par
ailleurs parmi les plus cités dans la presse, à la télévision ou à l'école, davantage que celui de n'importe quelle autre personnalité
du mouvement national, autant sinon plus que celui d'Abdelhamid Ibn Badis, qui fut, jusqu'à sa mort en 1949, la personnalité la
plus marquante du mouvement des Oulémas et son principal fondateur. Il était, en revanche, très peu question des leaders des
autres formations du mouvement national, y compris la doyenne, la plus importante et la plus radicale d'entre elles, l’Étoile
Nord-Africaine-PPA-MTLD. Il n'était également presque pas question de celui qui peut être considéré comme le père du
nationalisme algérien, Messali Hadj, ni du précurseur que fut l’Émir Khaled, et encore moins de tous ceux qui ont joué un rôle
important au sein de l’Étoile Nord-Africaine-PPA-MTLD, de l'UDMA, du PCA ou ailleurs. De même, en dehors de quelques
noms tels ceux de Ben Bella, de Aït Ahmed ou de Rabah Bitat qui eurent une activité politique intense après l'indépendance, les
noms de ceux, toujours en vie, qui ont joué un rôle dans le déclenchement et le suivi de la Révolution demeurent peu connus du
grand public.

Les Oulémas ont su tirer profit, après l’indépendance, de la politique officielle d'arabisation linguistique, en investissant les
institutions éducatives, culturelles et religieuses. La pression démographique et la politique d'arabisation linguistique ont, en fait,
largement contribué à changer en une trentaine d'années la physionomie culturelle de la société algérienne. Même des œuvres
telles L'Incendie de Mohammed Dib, Nedjma de Kateb Yacine ou le Fils du pauvre de Mouloud Feraoun, qui sont à situer
dans un contexte de maturation de la conscience nationale, sont désormais peu connues dans la jeunesse algérienne. Plus
encore, la littérature algérienne et maghrébine (au sens large de Maghreb islamique intégrant l'Andalousie médiévale) de langue
arabe ou berbère, antérieure au XXe siècle et transmise par écrit ou par oral, reste pour l'essentiel absente des programmes
d'enseignement. Combien sont-ils à connaître la littérature suscitée par la résistance à la poussée européenne qui commença au
XVIe siècle?
Le désir d'exorcisme de la période coloniale, après l'indépendance, a poussé à une sur-représentation de tout ce qui provenait
de l'Orient arabe et islamique. Une analyse des manuels d'histoire utilisés dans les lycées algériens, indique qu’en 1992, l'espace
consacré au Moyen-Orient, est trois fois plus important que celui consacré à l'Algérie et à l'ensemble du Maghreb(17). L'appel
massif à une coopération moyen-orientale pour répondre à l’impératif d'arabisation, et ce dans tous les cycles scolaires (du
primaire au supérieur), a profondément marqué le contenu des enseignements, en particulier ceux d'histoire, de littérature, de
philosophie et d'instruction civique et religieuse. Les séminaires et rencontres islamiques largement médiatisés, les prêches et les
discours des uns et des autres ont fait le reste. Ce n'est pas seulement l'histoire de la guerre de libération qui a donc été
censurée, mais des pans entiers du passé algérien (et donc aussi du présent) qui ont été réinterprétés à travers des critères
idéologiques élaborés en Égypte, en Syrie, en Irak ou au Pakistan.

Une logique d’"épuration ethnique"?

On peut de même s'étonner, toujours avec Marc Ferro, de ne retrouver dans les livres d’histoire aucune allusion aux
populations européennes, dont la présence a pourtant bouleversé la formation de la société algérienne. Très peu d'informations
renvoient en effet aux peuplements "pied-noir" et juif francisé qui, à la veille de l'indépendance, dépassait pourtant le million de
personnes. Cette occultation ressemble à un désir profond de refouler la réalité contradictoire de l'autre en la réduisant aux
côtés abusifs surtout développés par la grosse colonisation et l’OAS, d'exorciser la période coloniale en en occultant tous les
aspects non susceptibles d'être directement investis dans une geste de résistance héroïque, la seule qui ait place dans l'histoire
officielle.
N’est-ce pas sur la base de ce type d’occultation qui s’est opérée progressivement qu’a pu se mettre en place la logique de
"purification ethnique" impulsée par le FIS et les autres composantes du terrorisme islamiste? Un tel rejet de l’autre est une
trahison de l’histoire de la guerre de libération, si l’on se reporte aux textes du FLN qui proposaient aux Européens et aux Juifs
d’Algérie de prendre toute leur place dans la nation algérienne en lutte pour son indépendance. Mais n’était-il pas déjà dans
l’histoire, si l’on se réfère à un certain nombres de pratiques de violence aveugle contre des populations civiles européennes qui
se sont perpétrées au fil de la guerre de libération. Le combat de l’OAS et des derniers nostalgiques de "l’Algérie française" fut
certes une de ces grandes folies meurtrières que notre siècle ait connu et il a hypothéqué durablement les chances d’un maintien
d’une part importante de la population européenne dans l’Algérie indépendante, mais certains types de violences implulsées par
certaines instances du FLN ont également conduit à ce que les "pieds-noirs", ou plutôt des Juifs et Européens d’Algérie, se
sont, dans leur grande majorité, cru menacés d’être chassés de leur pays natal. N’ont-ils pas fait les frais d’un anathème
globalisant de la part d’un mouvement national algérien où la frontière entre xénophobie et droit à la libération n’avait pa été
suffisamment pensée?
Sans doute le temps est-il venu pour beaucoup d’Algériens confrontés à la situation tragique d’aujourd’hui, plus de trentre ans
après l’indépendance de leur pays, d’empêcher désormais les tentatives d’utilisations illégitimes du passé de leur guerre de
libération au bénéfice d’aventures politiques funestes. Et, sans doute aussi, au vu de nombreux articles et étudent qui paraissent
aujourd’hui en Algérie, malgré et à cause des affrontements actuels, est-il venu, en même temps, pour eux, le temps de réfléchir
à la complexité de l’histoire de cette guerre, afin de regarder d’un œil critique ce qui, au cœur même de cette histoire, est
probablement à l’origine d’un certain nombre de données de la crise que traverse actuellement leur pays.

Gilles Manceron est co-auteur avec Hassan Remaoun, de D'une rive à l'autre. La guerre d'Algérie de la mémoire à l'histoire,
Syros, 1993. Il estime que son article doit beaucoup à la réflexion menée en commun avec Remaoun sur la mémoire de
la guerre d'Algérie dans les deux pays.



Notes :
1. Claude Collot, Les institutions de l’Algérie durant la période coloniale (1830-1962), Paris, CNRS, Alger, OPU, 1987.
2. Autre preuve que les mots "Français musulman" étaient employés en substitution du mot "indigène" avec le même sens: en aucun cas un
Français de souche converti à l’islam ne serait vu appliquer le statut politique et social réservé aux Algériens.
3. L’exemple le plus flagrant de ces exclusions est celui de ces centaines de très jeunes orphelins dont les parents avaient été victimes de la
meurtrière famine de l’hiver 1867-1868 dans le Chélif, et qui furent baptisés autoritairement par le tout-puissant cardinal Lavigerie. Devenus
adultes — et donc chrétiens — ils devaient être dotés de terres dans de nouveaux villages aux noms significatifs (Sainte-Monique,
Saint-Cyprien, etc). Or, ni l’Etat colonial, ni les colons européens, ne voulurent gratifier ces convertis malgré eux d’un pouce de terrain, refusant
d’assimiler leur nouvelle religion chrétienne à une source officielle de droits. Intervention de Mostefa Lacheraf lors du colloque "Mémoire et
enseignement de la Guerre d’Algérie" organisé en mars 1992 par l’Institut du Monde arabe et la Ligue de l’enseignement.
4. Guy Pervillé, Les étudiants algériens de l'Université française, 1880-1962. Populisme et nationalisme chez les étudiants algériens de
formation française, Paris, CNRS, 1984.
5. Comme l’a souligné Mostefa Lacheraf lors du débat "La société coloniale en Algérie: raisons et dimensions d’une guerre" organisé par l’IMA
le 5 mars 1992.
6. Charles-Robert Ageron, "Une histoire de la guerre d’Algérie est-elle possible en 1992?", in L’enseignement de la Guerre d’Algérie en France
et en Algérie, CNDP, 1993.
7. Marc Ferro, Comment on raconte l'histoire aux enfants, Payot, Paris, 1992 (p. 103).
8. Sur Abbane Ramdane, on pourra consulter la biographie rédigée par Khalfa Mameri, éditée sous le titre Abane Ramdane. Héros de la guerre
d'Algérie, L'Harmattan, Paris, 1988, 334 pages. Sur les différentes thèses concernant son assassinat, on pourra aussi se référer aux affirmations
contradictoires de Mohammed Lebjaoui dans son livre Vérités sur la Révolution algérienne (Gallimard, 1970) et à la lettre de Krim Belkacem
publiée par Mohammed Harbi dans son recueil Les Archives de la Révolution algérienne (Editions Jeune Afrique, 1981, p. 177 à 178). Autres
propositions contradictoires aussi de Belaid Abane (neveu de Abane Ramdane) et du colonel Benaouda publiées dans l'hebdomadaire
Révolution africaine (numéros 1 340, du 10 novembre 1989 et 1 348 du 5 janvier 1990). Voir également le dossier présenté dans
Algérie-Actualité, n° 1 245, semaine du 24 au 30 août 1989
9. Algérie-Actualité, n° 993 (semaine du 25 au 31 octobre 1984).
10. Ferhat Abbas, Autopsie d'une guerre, L'Aurore, Editions Garnier, Paris, 1980.
11. Mohammed Harbi, 1954. La Guerre commence en Algérie, Editions Complèxe, Bruxelles, 1984.
12. Voir Luc Willy Deheuvels (op. cit.). Pour une approche plus laïcisée des notions de "thawra" et de "Révolution", on pourra pour les
positions du nationalisme arabe se référer à Mohammed Arkoun, La pensée arabe (Que sais-je?, P.U.F., Paris, 1975). Pour ce qui est du
nationalisme en Algérie, cf. l'ouvrage de Redha Malek, Tradition et Révolution. Le véritable enjeu (Ed. Bouchène, Alger, 1991) et différents
écrits de Mostefa Lacheraf regroupés notamment das ses ouvrages : L'Algérie, Nation et société (Maspéro, Paris, 1965, S.N.E.D., Alger, 1978) et
Ecrits didactiques (E.N.A.P., Alger, 1988).
13. Au féodalisme sont assimilées les confrèries religieuses qui avaient pourtant joué un rôle important dans l'organisation des insurrections
anti-coloniales du XIXe siècle.
14. Voir Ali Merad, Le réformisme musulman en Algérie, Mouton, Paris-La Haye, 1967, Aboul Kassem Saadallah, La montée du nationalisme en
Algérie, Enal, Alger, 1983, et la thèse de Mohammed El Korso sur le réformisme musulman en Oranie.
15. Selon Salah Chouaki qui ne cite pas ses sources, dans le quotidien El Watan du 31 août 1992.
16. Enquête menée par Mustalha Haddab. Voir son intervention intitulée "Statut social de l'histoire, éléments de réflexion", présentée aux
journées d'études sur "L'enseignement de l'histoire" (U.R.A.S.C., Oran, 26 et 27 février 1992), actes à paraître.
17. Voir Hassan Remaoun, "Sur l'enseignement de l'histoire en Algérie ou de la crise identitaire à travers (et par) l'école (approche comparée des
manuels utilisés dans les lycées algériens et marocains", présenté aux journées d'études sur "L'Enseignement de l'histoire" (ibid.).

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