Auteur: Ullial
Date: 2001-06-20 09:29:53
De nouveau des gendarmes qui tirent à balles réelles. De nouveau des morts. De nouveau des émeutes, qui gagnent chaque jour des pans du territoire algérien, jusqu'à Illizi-Aïn-Amenas, près de la frontière libyenne. Alors que le bilan des révoltes a grimpé ces derniers jours, atteignant une centaine de tués, le président Bouteflika poursuit, imperturbable, une tournée chez les Touaregs du Sud, et son gouvernement a annoncé lundi soir pour principale mesure que toutes les manifestations étaient suspendues à Alger.
«Mais qu'est-ce qu'ils peuvent interdire? On est dans une logique d'insurrection populaire», s'exclamait hier un enseignant de Tizi Ouzou, joint par téléphone comme tous nos interlocuteurs. «Tout ce que montre l'attitude du régime, c'est qu'il joue le pourrissement et estime qu'on n'est pas encore au stade de décomposition souhaité. Ici, on connaît tout ça par cœur: on a une si longue pratique de la dictature. En général, l'étape suivante est l'interdiction des partis, des associations, de tout rassemblement. Arrivent ensuite les lois d'exception, le couvre-feu, l'armée. Et puis après...»
Changement de ton. Hier, les seules évolutions politiques semblaient venir de l'extérieur. En France, Hubert Védrine s'est pour la première fois départi de ce ton hautement précautionneux qu'il emprunte dès qu'il s'agit de l'Algérie. Cette fois, il affirme que «la France [...] est très sensible à cet appel qui monte des profondeurs du peuple algérien vers de vrais changements, vers la reprise de cette modernisation politique, démocratique, économique, sociale». Et, surprise, d'ajouter: «Nous ressentons cette demande comme profondément légitime.»
Après une visite aux Etats-Unis, où il a été reçu par le département d'Etat et le Congrès, Hocine Aït-Ahmed, président du FFS (opposition), a lancé, hier à Genève, un appel au secrétaire général de l'ONU, Kofi Annan, pour qu'il se rende en Algérie et favorise l'envoi d'une véritable commission d'enquête internationale. Il a en outre remis au cabinet de Mary Robinson, la haut-commissaire aux Droits de l'homme, la liste de 130 disparus après avoir été conduits dans des commissariats au cours de la dernière manifestation, le 14 juin, à Alger. Plus généralement, l'opposant algérien a rappelé que «le problème d'aujourd'hui n'est pas de changer de président, tant il est vrai que, depuis l'indépendance, ils ont été désignés, limogés, voire tués par les généraux qui les ont choisis. Il s'agit d'aller vers la refondation de l'Etat algérien, vers un véritable changement de régime».
«Garde des ruines». Pendant ce temps, en Kabylie, les policiers ont décidé depuis deux jours de ne plus intervenir dans les émeutes. «Dimanche, à Tizi Ouzou, l'un d'eux a craqué en pleine rue. Il a jeté son casque par terre, et même ses habits. Il criait: "Qu'est-ce qu'on fout là?" Les autres ont dû le ramener», raconte un épicier. Maintenant, «les policiers sont préposés à la garde des ruines», expliquent les habitants, autrement dit les édifices publics, premières cibles des émeutes. «Avec eux, tout se passe très bien. On se parle même.»
Le face-à-face avec les gendarmes a du coup monté d'un cran. Dans beaucoup de villages, des jeunes se relaient pour maintenir les brigades en état de siège. Les camions de ravitaillement, qui passent à 2 heures du matin, sont même attaqués depuis quelques jours dans plusieurs communes, comme aux Ouadhias. A Akbou, «c'était la guerre» dans la nuit de lundi à mardi. Gendarmes avec fusils contre manifestants avec «tire-boulettes», l'appellation locale du lance-pierres. «Quand un gendarme a été blessé, toute la brigade s'est ruée avec lui à l'hôpital. Ils rentraient dans les chambres, brutalisant les malades. Plus personne ne pouvait pénétrer dans l'hôpital même les manifestants touchés. On a essayé de forcer l'entrée. Ils ont tiré», raconte un jeune chômeur. Bilan: 5 morts, 60 blessés, dont la moitié très grièvement, faute de soins.
Ligne de non-retour. Dans l'est du pays, où la révolte s'installe, «ce sont les milices qui sont chargées de la répression, encadrées par les forces de sécurité», explique un associatif de Batna. «Chez nous, fief du régime, il y a toujours eu une petite clientèle pour le servir. Utiliser ces gens arrange d'ailleurs le pouvoir: cela leur permet de faire croire à une guerre civile.» Pour la première fois, dimanche, à Aïn M'lila, près de Constantine, des uniformes ont tiré. «Pour nous, c'est très inquiétant. Cela prouve qu'ici aussi on est en train de franchir la ligne de non-retour.».
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