Auteur: sh
Date: 2001-06-01 22:00:44
Kabyle ? Arabe ? Berbère ? Autant de tiroirs pour caser, circonscrire, réduire ce qui fait aujourd'hui la communauté d'histoire et de destin d'un peuple :
celui d'Algérie. Revenir à la question de l'identité, que l'on pose et qui oppose, est primordial aujourd'hui où discours et pratiques "ethnicisantes" font le malheur des gens et
plus particulièrement de ceux qui ont connu le drame d'avoir été colonisés. Ne fautilpascraindre,derrièrecesnouvelles "ethnicisations" -vêtues de la robe
du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et parées des atours de la
protection des minorités- la réouverture du fameux vase de Zeus d'où
s'échappent des idéologies racialisantes prônant hiérarchisation et parti pris ?
Il ne s'agit pas de minimiser la question de la revendication linguistique
berbère en Algérie ; bien au contraire, la berbérophonie reste, selon moi, la
preuve tangible de la berbérité de l'Algérie... Elle ne peut toutefois justifier
le monopole revendiqué par les seuls Kabyles, même si, par ailleurs, il faut
leur rendre grâce d'avoir su conserver vivante une part de la mémoire de nos
ancêtres.
Aussi, je m'érige contre des affirmations telles que celles de Salem Chaker ,
incontestablement linguiste émérite par ailleurs, qui ne conçoit "l'avenir
berbère que dépend(ant) plus que jamais du rapport des berbérophones aux
éléments constitutifs de leur identité : leur langue et leur culture". De même,
il considère comme "évident que la berbérité, la conscience d'être berbère, est
liée à la berbérophonie et ne concerne plus qu'une minorité (importante) de la
population. Les "autres" se définissent (et doivent être définis) -sic !- comme
"Arabes" parce qu'ils sont culturellement -re-sic !- et linguistiquement
arabes".
La berbérité est une composante essentielle de cette identité algérienne qui,
bien que brouillée, embrouillée par des idéologies totalisantes imposant leurs
diktats depuis bientôt deux siècles, a l'intuition de sa mémoire mutilée, niée,
arbitrairement reconstruite.
Or, en réduisant la "question berbère" à celle d'une "minorité berbérophone"
(qui constitue néanmoins un bon quart de la population), toutes les Algériennes
et tous les Algériens se voient interdire et s'interdisent le nécessaire
dialogue du passé avec le présent où doit se construire le futur. Celui-ci est
pourtant urgent... d'autant plus urgent que Berbérophones et Arabophones
résultent du même brassage de populations comme ils partagent une expérience
commune du passé, se réfèrent aux mêmes cadres de références, adhèrent à des
systèmes de valeurs analogues... La proximité culturelle entre deux montagnards,
entre deux paysans, n'ayant pas le même usage vernaculaire, est bien plus
évidente que celle d'un citadin et d'un rural, de même langue mais de postures ô
combien différentes, quand de surcroît la différenciation sociale s'en mêle !
Quelques rappels factuels à l'appui de ces propos : l'Algérie, en tant que
partie centrale de l'Afrique du Nord, s'est vu envahie - comme certains des
siens ont participé à l'envahissement d'autres régions qu'elles soient
européennes, africaines ou asiatiques- par moults peuples, lors notamment des
sept grandes invasions qu'elle a connues : phénicienne, romaine, vandale,
byzantine, arabe, ottomane, européenne, elles-mêmes s'appuyant sur des
combattants de diverses origines, locales et mercenaires.
La conquête arabe de la Berbérie, par exemple, s'est réalisée avec des
combattants mercenaires Iraniens, Mésopotamiens, Syriens, etc, mais avec bien
peu d'Arabie, que ce soit celle du Hedjaz ou celle du Yémen. Les Hilaliens du
XI° siècle eux-mêmes ne représentaient numériquement guère plus que ce que peut
compter une tribu !
Quid alors de cette "origine arabe" tant revendiquée par certains, niée par
d'autres et quasi décrétée par les administrations ? Carrefour de civilisations,
méditerranéenne et africaine tant par sa géographie que dans ses parcours et
échanges, plaque tournante entre l'Afrique et l'Europe, l'Orient et l'Asie, flux
et reflux de l'Espagne andalouse, cette Berbérie qu'est l'Algérie est demeurée
le pays des Imazighen -et ce, quelle que fut l'écriture en usage, du romain à
l'arabe, du turc au français- sans pour autant échapper - heureusement !- aux
brassages génétiques et aux apports culturels de toutes sortes.
L'idée même de populations échappant à ces dynamiques, au prétexte de leurs
habitats montagnards, est une vue de l'esprit lorsque l'on se souvient des
déplacements et cantonnements systématiques des tribus par le colonisateur
français, quand ce n'était pas l'interdiction ou l'obligation de demeurer en une
portion du territoire par lui spécifié.
Comment, par exemple, aujourd'hui, distinguer entre l'habitant des montagnes
kabyles de "souche" et celui acculé à s'y réfugier, pendant que des millions
d'hectares, dès le début de la conquête française, dans l'ouest du pays, étaient
vidés de leurs habitants (arabophones ? berbérophones ? qui peut le dire
maintenant !) ?
De même, après l'insurrection de 1871, dite des Mokrani (du territoire de
Bordj-bou-Arréridj, à l'époque berbérophone, aujourd'hui devenu entièrement
arabophone et dont les habitants s'imaginent plus dignes à partir du fameux
raccourci : arabophone = arabe = lignée du prophète !), 2 700 000 hectares de
terre furent mis sous séquestre pour devenir propriété européenne pendant
que les membres des tribus propriétaires étaient acculés vers des réduits
arides, paysans devenant nomades, transhumants se sédentarisant. C'est à de
complètes reconfigurations que l'on a dû assister alors. Qui dira jamais
qu'elles en furent les conséquences sur l'usage de la "langue-mère" qu'est le
berbère ?
Une série d'enquêtes, des années 1910, en Algérie, évalue la population
berbérophone à un minimum de 30 % ; or, le résultat de ces évaluations est
initialement biaisé, ne serait-ce que du fait qu'elles sont réalisées
quatre-vingts ans après la pénétration, les bouleversements induits ayant eu
largement le temps de modifier les réalités rurales et citadines, nomades et
paysannes, tribales et villageoises.
L'arabophonie a dû vraisemblablement se développer durant cette période.
L'arabe, en tant que langue de contact, du fait de sa fonction lithurgique,
d'archivage, voire civilisationnelle, par le biais de l'écriture, et l'accès au
savoir et à la loi qu'elle favorisait, a dû se forger une nouvelle légitimité en
apparaissant comme un recours spécifique commun à une population opprimée,
spoliée...
Il est d'ailleurs à noter que, de nos jours encore, l'arabophonisation
s'effectue avec le passage à un espace public indifférencié : ainsi, est-ce les
hommes, vecteur du contact avec l'extérieur qui sont d'abord bilingues, les
femmes, porteuses de la langue maternelle à usage interne, demeurant dans un
premier temps berbérophones monolingues ; puis l'installation dans la "ville"
(serait-ce un bourg identifié à un espace de "civilisation") accélère la
régression de la berbérophonie. Pour preuve, nombre d'entre nous devenus
arabophones alors que nos arrières grands parents étaient exclusivement
berbérophones et nos parents bilingues.
Les modalités d'accès à l'indépendance et le totalitarisme linguistique imposé
par les gouvernements successifs, les erreurs stratégiques de nombre de
berbérisants réduisant, trop souvent encore, dans leurs discours et leurs
pratiques, la "berbérité" à une "kabylité" survalorisée en France notamment, la
manipulation de la mémoire collective par des idéologues patentés, l'encadrement
et la médiocrité des espaces de productions culturelles, la mise au ban de la
démarche critique, et bien d'autres facteurs encore, participent chacun à
l'annihilation d'une identité qui pourrait être forte de son histoire, fière de
ses brassages, exigeante pour sa postérité, créative par ses multiples facettes,
volontaire dans sa participation à la culture universelle... Un processus
antagonique réducteur "Berbères/Arabes", artificiellement créé et largement
entretenu, voit son émergence accéléré, venin savamment distillé pour saper le
goût que partage ce peuple, pour toutes les aventures de liberté, évoquées par
ce mot : amazighité !
Arabophones comme Berbérophones semblent de plus en plus s'accorder sur un point
: le refus d'interroger cette commune acculturation qui fait d'un même peuple
deux parties, s'excluant mutuellement, s'appuyant sur une altérité supposée
ethnique, alors qu'on a affaire aux conséquences des aléas d'une histoire
aliénée aux pouvoirs de toutes sortes. Adulée de toute part, cette amnésie
collective aboutit à un appauvrissement commun où ces identités déracinées,
manipulées, gauchies, faussées, courent le risque d'être un jour otages
captivées d'aventuriers avides de pouvoir.
C'est de notre responsabilité de démonter ensemble les enjeux cachés qui se
profilent derrière tous les discours identitaires, se prévalant de l'"ethnie" ou
de l'accaparement exclusif d'éléments constitutifs des identités : si ces
dernières résultent largement de ressentis à la fois individuels et collectifs
-et c'est là l'entière liberté de chacune et de chacun-, elles n'en demeurent
pas moins, en même temps et dialectiquement, des constructions arbitrairement
singularisées par les producteurs du discours. Peut-être est-ce là la force du
Verbe : rendre "vérité" ce qui n'est que "grille de lecture"...
Notre époque ne nous a-t-elle pas appris à nous méfier des identités tentées par
l'absolu de leur essence. De la légitimité identitaire à la "purification
ethnique", il peut n'y avoir qu'un pas, vite franchi par les ambitieux de tous
bords, et c'est alors que l'on se retrouve confrontés au sacrifice renouvelé des
droits humains sur l'autel de l'identité sublimée.
|
|