Auteur: sh
Date: 2002-02-19 13:37:48
Le glas du "moment Bouteflika"
La Kabylie n’est pas une périphérie de l’Algérie. Elle en est le coeur. La revendication kabyle n’a jamais été une revendication séparatiste, linguistique, berbériste ou antiarabe, elle a toujours visé le noeud même du projet de société algérien. Il n’existe pas de dualité profonde, en Algérie, entre arabophones et berbérophones (pas davantage qu’il n’existe de revendication "indianiste" au Mexique), mais des degrés inégaux de métissage arabo-berbère entre deux communautés qui ont fini par ne former qu’un seul peuple par ne former qu’un seul peuple avec l’apport andalou des musulmans expulsés d’Espagne à la fin du XVe siècle et ottoman des Turcs d’Albanie arrivés les derniers.
Certes, à Tizi Ouzou, on ne parle guère l’arabe, et à El Oued, au coeur du Sud saharien, on conserve la pureté du parler yéménite, mais entre ces deux pôles, que de transitions douces et imperceptibles : les Chaouis des Aurès vivent autrement leur identité arabe que les Kabyles (entendez par là que les Chaouis s’adonnent davantage au bilinguisme), mais ces derniers sont descendus vers Alger aussi sûrement qu’Auvergnats et Limousins ont gagné Paris dès le XIXe siècle, et la capitale les a assimilés avec bonne humeur. A l’époque contemporaine, l’apparition de la langue française tant à Oran qu’en Kabylie, dans la Mitidja que sur la côte, a représenté un ultime élément d’unification culturelle, à côté d’une @!#$ partagée : l’@!#$ hispano-mauresque, dominé par l’école d’interprétation malékite, ouverte et tolérante.
Il n’y a donc pas de problème kabyle, mais un problème algérien. Au reste, de la révolte de Mokrani, contemporaine de la Commune de Paris, à l’insurrection de 1954, déjà dirigée par Hocine Aït-Ahmed et Abbane Ramdane, aux troubles identitaires de la fin des années 70, qui signaient la fin de l’ère Boumediene, nous avons assisté à des éruptions kabyles en phase avec le reste du pays, même si la Kabylie y jouait un rôle d’avant-garde.
Si donc nous évacuons résolument le facteur ethno-culturel, que les Balkans nous ont hélas habitués à placer trop automatiquement au premier plan, nous ne pouvons que dire ceci : l’émeute kabyle, qui, sans doute finira par retomber, sonne le glas du moment Bouteflika. L’expulsion de jeunes maltraités, voués au chômage de masse, humiliés par des argousins ayant perdu tout prestige, concerne l’Algérie tout entière ; le discrédit du gouvernement en place qui a entraîné avec lui les deux partis régionaux - le FFS d’Aït-Ahmed et le RCD de Saïd Sadi -, puis le retrait des ministres RCD à Alger, semble irréversible. A nouveau, l’Algérie entre dans une phase d’incertitude et de recherche de son point d’équilibre. Et, dans le même temps, Tunisie et Maroc connaissent d’obscurs mais insistants grondements, liés tout à la fois à la persistance de la menace @!#$ et à la ténacité de l’aspiration démocratique.
Abdelaziz Bouteflika avait semblé aux militaires le politicien civil le plus capable de jeter les bases d’un nouveau consensus pluraliste, au lendemain du bain de sang. Héritier obscurément désigné par Boumediene lui-même, l’homme avait connu, dans les Emirats auprès de l’émir Zayed, qui en a fait un fils adoptif, une seconde vie plus ouverte à l’économie de marché et au dialogue avec les Etats-Unis. Oranais libéral (et même, à la vérité, Marocain natif d’Oujda), Bouteflika paraissait aussi capable de réconcilier arabophonie et tolérance au nom d’une algérianité de dialogue, y compris dans un Maghreb apaisé. Il eut même un temps, à l’égard des Juifs d’Algérie et d’Israël, un discours d’ouverture, qui, venant d’un adepte constant de la solidarité arabe, ne pouvait passer pour un reniement. On le disait enfin gagné à l’économie de marché ; n’avait-il pas naguère envisagé de fonder sur les décombres du parti unique un parti libéral algérien ?
Or il n’y aura eu rien de tout cela : passé l’ivresse du verbe, dont le sommet aura été atteint avec la visite en France du Président, en 2000, on est vite retombé dans l’immobilisme verbeux et prétentieux. Un gouvernement qui donne le sentiment de l’inertie, une rente pétrolière et gazière à nouveau importante, dont on a le sentiment qu’elle sera une nouvelle fois dilapidée : ce sont là des airs bien connus et peu appréciés du peuple algérien. Mais, là aussi, ne nous trompons pas de diagnostic : la corruption est, hélas, un phénomène normal d’un régime bureaucratique et autoritaire qui s’ouvre aux marchés, du local au mondial. Les dénonciations puritaines ne l’empêcheront pas de proliférer jusqu’à ce qu’un nouvel équilibre soit atteint. La révolte antimafieuse des magistrats italiens n’a pu se donner libre cours qu’avec le plein rattrapage de la prospérité de l’Europe du Nord. La reprise en main chinoise n’est possible - et elle est encore timide - qu’après vingt ans d’avancées de l’économie de marché.
L’Algérie pourrait très bien connaître un développement à la chinoise, sans pour autant avoir résolu le problème de la corruption, qui demande une vraie reconstruction éthique de l’Etat. L’armée, comme en Turquie, doit avoir son mot à dire dans l’organisation du pouvoir, car elle, et elle seule, est parvenue à briser les reins à la terreur @!#$. Au reste, les choix réalisés par ses chefs, celui de Boudiaf en particulier, au moment du péril le plus grand, prouvent leur sens politique et leur ouverture d’esprit. Entre Khaled Nezzar, ignoblement humilié par les complices français des assassins du FIS lors de son dernier passage à Paris, et Bouteflika, il n’y a pas d’hésitation possible : l’ouverture d’esprit et la modernité sont du côté des Nezzar, Lamari, Mediene, baptisés ici d’"éradicateurs" par la propagande @!#$ et ses relais.
Le plus important aujourd’hui, c’est le maintien et l’extension du pluralisme idéologique et de la liberté d’opinion, qui ont opéré, dans la tragédie des années 90, une gigantesque brèche, inacceptable pour les dictateurs arabes du Machrek, les lobbies inspirés par l’Arabie Saoudite, les diverses forces islamistes et autoritaires présentes au Maghreb. Les lois sur la presse de Bouteflika, inspirées de l’Allemagne de Guillaume II, ne vont évidemment pas dans le sens d’un renforcement de ce pluralisme. Mais les jeunes Kabyles de Tizi Ouzou viennent de jeter leur colère dans la balance. L’Algérie résiste. Cela fait longtemps. Les terribles sacrifices qu’elle a consentis auront un jour leur récompense : c’est l’Algérie qui invente jour après jour la nouvelle liberté du monde arabe.
Courrier international
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