Auteur: Hacéne
Date: 2001-08-03 15:51:55
Le berbère, langue de France
par Hocine Sadi,
(Le Monde, jeudi 4 mars 1999)
Depuis la publication, en octobre 1998, de l'extrait du rapport de Guy Carcassonne au premier ministre proposant d'intégrer le berbère comme langue de France pour la signature de la charte européenne des langues régionales ou minoritaires, une certaine fébrilité a gagné les milieux berbères de France. Pétitions, rassemblements, prises de position se multiplient.
Dans les années 80, des associations culturelles ont commencé à poser la question berbère. A cette époque, déjà, un premier rapport, établi par Henri Giordan, proposait d'inclure la langue berbère dans les langues de France. Cette proposition n'a pas franchi le seuil du rapport puisqu'elle n'a pas été retenue dans la proposition de la loi qui l'a suivi. Seules avaient été gardées les langues régionales liées à un territoire de France.
Présent à la discussion qui eut lieu à l'Assemblée nationale au sein du groupe qui préparait ce projet de loi, je garde en mémoire la violence du rejet de la proposition Giordan de la part d'élus très fortement marqués par la tradition jacobine. Considérer le berbère comme langue de France était assimilé à un encouragement au communautarisme, inadmissible au sein de la République française, une et indivisible. En fait, d'autres langues non territorialisées, comme l'arménien et l'hébreu, avaient été prises en compte dans différentes circulaires. En aparté, il nous avait été dit que le poids électoral de citoyens d'origine arménienne dans la région Rhône-Alpes n'avait pas laissé indifférents certains élus.
Cette fois, le débat vient d'être réintroduit par le biais européen. Il s'agit d'une charte qui émane du Conseil de l'Europe. Ce Conseil, créé en 1949, regroupe une quarantaine d'Etats — dont certains ne sont pas européens — et n'a qu'un pouvoir consultatif.
Avant d'aborder les conséquences de ce cadre institutionnel, remarquons que, lorsque le premier ministre, Lionel Jospin, fait référence à cette charte des langues régionales ou minoritaires, le titre en est tronqué, réduit à celui de “charte des langues régionales”. Faut-il craindre que le choix de cette dénomination exprime à nouveau la volonté d'exclusion des langues minoritaires non régionales ?
Pour ce qui est du cadre juridique proprement dit, il est évident qu'il en limite la portée. Par exemple, rien dans la charte n'est prévu pour sanctionner un Etat qui aurait signé, puis ratifié cette charte mais se refuserait à l'appliquer dans les faits ! Mieux, il est spécifié que celle-ci peut à tout moment être dénoncée par une partie.
Avant cette tentative de M. Jospin, Alain Juppé avait, dans la perspective de la signature puis de la ratification, sollicité l'avis du Conseil d'Etat. La réponse de ce dernier, le 24 septembre 1996, fut nette : “L'obligation de retenir un nombre minimum d'obligations dans les articles 9 et 10 s'oppose à la ratification.” Dans le même esprit, le Conseil constitutionnel, interprétant le fameux article 2 de la Constitution disposant que “la langue de la République est le français”, a considéré que l'article 115 de la loi organique portant statut d'autonomie de la Polynésie française, disposant que, “le français étant la langue officielle de la République, la langue tahitienne et les autres langues polynésiennes peuvent être utilisées”, devait être modifié.
Pourtant, en dépit de ces réponses, M. Jospin a relancé le processus de signature. Le rapporteur Bernard Poignant a recommandé une expertise juridique de la charte pour déterminer les trente-cinq points de celle-ci — minimum requis pour son adoption — conformes à la Constitution sur la centaine y figurant. Un autre rapporteur, M. Carcassonne, conclut à la compatibilité de la charte avec la Constitution en faisant valoir qu'un certain nombre d'alinéas retenus sont des possibilités offertes et non des droits accordés.
Se référant à l'esprit de la charte, qui est de protéger un patrimoine linguistique historique menacé de disparition, M. Carcassonne donne des critères pouvant servir à dresser la liste des langues à retenir. L'effet Zidane aidant, il argumente fortement en faveur de la langue berbère. Suivant ces critères, le berbère a toutes les chances de figurer dans la liste finale, d'abord parce qu'il est la langue de plusieurs centaines de milliers de ressortissants français, ensuite comme langue de territoires qui ont été historiquement des départements français et, enfin, il n'est la langue officielle d'aucun Etat étranger. Par conséquent, les menaces de disparition qui pèsent sur lui font qu'il devrait être protégé.
A l'heure actuelle, d'autres experts ont pris le relais, et il semble que le yiddish, le romani, le berbère et l'arabe dialectal soient retenus dans la liste des langues de France, en plus des langues régionales. A l'instar d'autres pays, le gouvernement français devrait signer rapidement cette charte. Longtemps réticent, le Royaume-Uni s'apprête également à la signer, tandis que l'Allemagne, qui l'a signée en 1992, l'a ratifiée en septembre 1998.
Les engagements prescrits sont nombreux et importants. Il est raisonnable d'envisager des retombées bénéfiques, notamment sur le mouvement associatif berbère, jusqu'ici marginalisé — par exemple, pas un seul des projets de radios de langue berbère n'a reçu d'agrément de la part du Conseil supérieur de l'audiovisuel. Par ailleurs, si le texte n'est pas contraignant vis-à-vis de l'Etat signataire de la charte, il autorise désormais des actions en faveur des langues régionales ou minoritaires dès lors que la volonté politique existe. Le verrou juridique, blocage absolu par le passé, aura sauté.
Au temps des fractures sociales, et pour paradoxal que cela paraisse, il est sain de permettre l'épanouissement d'éléments culturels qui constituent l'intimité du vécu réel de nombreux citoyens. On ne leur avait laissé comme seul référent identitaire reconnu que l'aspect confessionnel. Mais si l'on a pu vérifier que, loin d'être incompatibles avec les valeurs de la République, ces éléments s'inséraient harmonieusement dans la vie nationale, on a également pu mesurer le danger qu'il y avait à laisser se structurer une identité seulement autour d'une religion qui soude en un seul bloc de multiples entités.
Il n'est que justice que la langue berbère, celle de la grand-mère d'Edith Piaf, celle du poète Jean Amrouche, ancien directeur à l'ORTF et compagnon du général de Gaulle, celle de saint Augustin et, aujourd'hui, celle de centaines de milliers de ressortissants français, soit enfin considérée comme langue de France.
Hocine Sadi est professeur agrégé de mathématiques
à l'université d'Evry (Essonne).
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