Défense d'aimer.. (Nouvelle parue dans Algérie, littérature/action n° 9)

    Vendredi 30 Décembre 1994. Il est 9 heures. Le soleil est maintenant haut dans le ciel. Et mes paupières sont lourdes. Je suis comme hébétée. Deux nuits, deux longues nuits sans sommeil.

  Et dire que je n'ai plus de café depuis quatre heures du matin. Ca me manque. Le café me manque énormément. Je ne peux même plus fumer, tellement ça me fait mal à la gorge. Je n'ai pas parlé depuis des heures déjà, je ne sais donc pas si j'ai la voix enrouée. Je ne peux même pas m'y essayer, la voisine risque de me prendre pour une folle. Et je ne veux pas lui donner l'occasion de pavoiser. Ca lui plairait bien, à elle, de me découvrir un talon d'Achille. Les cloisons sont si fines ici qu'on entendrait sa voisine péter. Ces cloisons m'ont souvent joué des tours par le passé. Ce n'est plus la proximité tant décriée par les architectes et rendue nécessaire par l'étroitesse des budgets. C'est de la promiscuité, c'est de l'intrusion, de l'indécence. Quand on entend tout, on n'a plus besoin de voir. Il est même préférable de ne pas voir. Une voix est toujours plus suggestive qu'une vision. L'intonation, le timbre d'une voix, l'émotion qui en émane ne mentent jamais. L'image, les trois dimensions du mouvement si. Parfois, pas toujours. Surtout en cette période où on n'est sûre de rien. Une voix peut trahir des intentions qu'on tente de dissimuler, à condition d'avoir une bonne oreille. Ou alors il faut être excellent comédien pour transformer à volonté le son de sa voix. Dans ces cas-là, il n'y a rien à faire, on se fait avoir à tous les coups.

  Ma voisine n'a pas à s'en faire. Je ne représenterai jamais un danger potentiel pour elle. Je suis la plus mauvaise comédienne que la terre ait portée. En plus, je ne suis pas belliqueuse. Aucune raison de l'être, de par ma nature même. Pourtant je devrais. Au moins, lui rendre coup pour coup. Mais je ne saurais jamais être comme elle, sournoise, méchante, et surtout oisive. Tellement oisive qu'elle est capable de surveiller toute la cité, de colporter tous les ragots, d'initier toutes les rumeurs malveillantes. Et quand il s'agit de moi, ces rumeurs deviennent carrément infamantes.

  Mais je m'en fouts. J'y suis habituée depuis tellement longtemps que tout ce qu'elle peut raconter sur moi m'indiffère, quand il s'agit de mensonges. Ca me fait déjà beaucoup plus mal, parfois atrocement quand elle rapporte quelque chose de vrai. Du coup, si je me mets à parler toute seule dans ma chambre, ou même à chanter, chose somme toute normale, demain toute la cité sera au courant de mon accès de folie.

"..Ah! Myriam! Comme tu me manques!

Comme tes silences, ta seule présence

me manquent! Où es-tu donc?..."

  Et ce ne sera pas un mensonge, car je me sens proche, ces jours-ci de la folie. La folie! Ce n'est qu'un mot, dont personne ne connaît le vrai sens et qu'on peut attribuer à qui on veut, dès que le sujet s'écarte d'un iota des schémas conventionnels. Si, dès que j'avais atterri dans cette cité, je m'étais mise à parler toute seule dans ma chambre, le faire aujourd'hui pour tester l'état de mes cordes vocales ne me coûterait aucune remarque, aucun commentaire. Mais ce matin, je ne le peux pas. La majorité des filles, demain me regardera d'un air narquois et vengeur, les autres compatiront. "Ce n'est rien, me diront-elles. Tu passes un mauvais moment. Ca s'arrangera dans quelques jours, tu verras!"

  Je me sentirai alors salie, plus seule que jamais. Il me faudrait plusieurs jours pour m'en remettre. Je suis déjà suffisamment différente des autres, être taxée de folle serait pour moi l'estocade. D'autant plus que quelque part, ce n'est pas tout à fait faux.

  Ah! Myriam! Comme tu me manques! Comme tes silences, ta seule présence me manquent! Où es-tu donc? Comment as-tu si soudainement disparu? On t'a forcément arrachée à moi, à tes proches. Parce que tu n'aurais jamais gardé le silence aussi longtemps si tu n'y étais pas forcée. On t'a bâillonnée, séquestrée, violentée, violée, tuée, que sais-je encore?

  Parce que tu n'aurais jamais caché à ta meilleure amie, ta seule amie, ta confidente de toujours un besoin de fuguer, de fuir, de partir au loin. D'abord parce que tu n'es pas courageuse, tu manques de fermeté, tu te soumets trop facilement, tu t'accommodes aisément des archaïsmes de notre société, de sa vindicte. Alors, comment pourrais-tu affronter le monde, toute seule?

  Je ne sais même pas à qui m'adresser pour avoir de tes nouvelles. Je suis comme orpheline, que dis-je! Je suis orpheline de toi. Tu étais mon seul lien avec l'espoir, ma seule raison de croire en un miracle. Tu étais aussi mon seul faire-valoir, parce que tu m'écoutais durant les longues séances où je laisse mon esprit fantaisiste défricher les zones d'ombres, déraciner les vieux tabous qu'on nous ressort dans des habits neufs. Je ne te demandais rien. Que de m'écouter, que de me laisser compatir sur ton sort, de t'arroser de mes conseils dont je n'étais pas sûre qu'ils étaient réalistes. Tu savais écouter, oh oui! Je me suis même souvent demandée si, en vérité, tu n'avais fait que cela toute ta vie. Etait-ce par gentillesse, par timidité, par goût ou par habitude de l'effacement? Ou était-ce parce que tu me comprenais, parce que tu m'avais mise sur un piédestal? Tu m'as laissé longtemps croire que j'avais un très fort ascendant sur toi, et tu étais toujours prête à jouer les seconds rôles, exprimant ta satisfaction quand je te laissais un espace d'expression. Ma vanité était le miroir de ta modestie, nécessairement complémentaires dans notre couple. Tout vide qui apparaissait dans notre relation, tu me laissais le combler à ma guise, et tu me laissais tous les rôles, surtout les meilleurs. Et, dans ma vanité maladive, je ne m'apercevais de rien au début. Ce n'était que lors d'un bilan de conscience, comme je sais si bien en avoir, que je me rendais compte combien étaient vaines mes prétendues qualités, et combien étaient grands et gigognes mes tourments. Du coup, tu sortais de tous ces bilans grandie, parce que tes silences, tes acquiescements, ton attention soutenue à mon égard et à l'égard de mes divagations épisodiques s'avéraient plus forts, plus intenses, plus vrais que ma rhétorique, plus vrais que mes certitudes que tu disais m'envier.

"..Il est des peuples qui,

ne pouvant s'arrimer au bonheur,

font le choix du suicide collectif.."

  Non! Ce n'était pas toi qui avais besoin de moi. Tu n'avais en réalité besoin de personne car tu te suffisais à toi-même dans ton acceptation de l'ordre établi. Tes seules revendications étaient celles d'une ménagère moyenne, prête à vivre sous le joug à condition de garder la liberté de circuler dans son espace réduit. Tu ne demandais pas, tu quémandais. Le résultat s'avère souvent différent selon qu'on exige son dû ou qu'on se baisse pour le prendre. Dans un cas on n'obtient rien, sinon une plus grande fracture, dans le second, on obtient tout même si ça ressemble à une aumône. Mais combien de fois as-tu pleuré de rage et d'impuissance, Myriam, quand malgré ta flexibilité, malgré tes compromissions, tu t'es rendue compte que tu ne pouvais pas échapper indéfiniment à l'avilissement? Pour passer un mur, on ne peut que le détruire, l'enjamber ou encore le contourner. Tu as toujours essayé de le contourner. Tu as pu le faire souvent, quand la société était un peu laxiste, condescendante même à notre égard. Mais combien de fois, depuis deux ou trois ans as-tu vainement essayé de le contourner? Chaque fois, tu t'es rendue compte que ce n'était pas un mur mais une prison.

  Une prison d'où on ne sort que si on en détruit une paroi, ou mieux encore, si on la détruit complètement. Ton tort a été de croire que la société allait rester figée dans son archaïsme. Tu as du penser que le pire avait été atteint et que ta condition ne pouvait que s'améliorer quand elle ne stagnait pas. Tu sais, Myriam, mon amie, tu sais, il est des peuples qui, non content d'avoir atteint le fond, se mettent à creuser à pleines mains et à pleines dents pour que le fond soit encore plus lointain. Il est des peuples qui, ne pouvant s'arrimer au bonheur, parce que ce bonheur-là n'est pas convenable, font le choix du suicide collectif, pour précipiter tout le monde dans le chaos ou la misère. Quand la félicité semble lointaine à un peuple, parce que l'atteindre exige un effort long et difficile à fournir, ce peuple se referme sur lui-même, s'auto détruit allègrement en conspuant le reste du monde, fautif de l'avoir laissé sur le bord du chemin qui mène à la perfection.

  Avec quelle facilité il est possible de régresser! Il suffit de le décider. Nul outil nouveau n'est nécessaire pour cela. Quelques éléments de progrès à éroder lentement, sinon à effacer en un tour de loi et le plus bas niveau est atteint.

"...te souviens-tu du fol espoir

qui a germé en nous, de voir enfin venir

l'ère de la libre expression de nos personnalités,

de l'explosion de nos sens

si longtemps refoulés..."

  Et tu as vu, de tes yeux vu, Myriam, cette lente descente aux enfers. Tu as vu se refermer sur toi une porte, puis deux, puis une autre encore et tu as continué à rester toi-même. Tu n'as jamais su te défendre. Tu t'es laissée acculer, pousser à bout, pousser au bout, et tes paupières, et tes longs cils, ont acquiescé, par un furtif battement. Mais tes yeux, tes yeux noirs, eux brillaient, brûlaient comme le feu de la révolte. Et tu n'as toujours eu que moi, que mon oreille attentive pour dire combien tu étais écrasée, meurtrie, combien était intense et silencieux ton refus. Et vain aussi. Car une révolte sourde, qui se consume à l'intérieur est pain béni pour le despote, car elle augmente son autosatisfaction, elle lui apporte la preuve de sa toute-puissance et elle lui donne prétexte à accentuer la pression.

  As-tu souvenance du temps jadis, du temps d'il y a quatre ans à peine, et qui paraît tout à coup si lointain, te souviens-tu du fol espoir qui a germé en nous, de voir enfin venir l'ère de la libre expression de nos personnalités, de l'explosion de nos sens si longtemps refoulés, l'ère de la participation active, de la responsabilité partagée équitablement, de la prise en charge de nos tares séculaires.

  Te souviens-tu de ces jours fous où il n'y avait guère de place pour le sommeil, synonyme de temps gaspillé, de ces longues réunions et assemblées générales fondatrices d'associations. On voulait rattraper le temps perdu, le temps usurpé, le temps refusé par tant de siècles. Nous transformions les amphis en salles de meeting, et les profs en témoins. Le monde nous appartenait. Nous passions notre temps libre à confectionner des banderoles, à chercher des formules éloquentes pour les y imprimer. C'était à qui pouvait proposer un canevas horaire pour faire une manif, pour chercher un programme minima à soumettre au parti démocratique d'à côté.

  C'était l'époque des formulations à l'emporte-pièce, "maximiser le minima", "relativiser la proposition", "adhésion sans complaisance", "rejet de la perche", "tromper l'ennemi", "changer le discours", "adopter la stratégie de l'araignée". Comme on était bien! On avait l'impression de vivre une seconde naissance, la vraie éclosion. Les profs, pour la plupart acquis à notre cause, nous demandaient de tempérer notre ardeur, de nous méfier de tant de liberté et d'espoir. Ils nous disaient que le danger couvait, qu'il était proche. Que notre peuple n'était pas encore prêt pour ça. Combien d'entre nous les ont vilipendés pour nous avoir conseillé la prudence et la mesure? Combien les disaient vendus aux forces obscurantistes, ou encore les traitaient de reliquats du machisme?

  Ils avaient pourtant raison. Ils savaient de quoi ils parlaient parce qu'ils étaient en première ligne. Ils savaient qu'une chasse aux sorcières commencerait par eux. Ils étaient les "complaisants", ceux qui soutenaient le Mal, ceux qui constituaient un pont au Diable. Faust en personne. Car ceux qui, pendant de longues années avaient cherché à nous effacer, à nous ignorer, à nous décourager, ceux-là nous ont laissé faire. Nous avions cru qu'ils nous évitaient parce que nous étions devenues fortes. En réalité, ils avaient autre chose à faire, de plus important, de plus urgent pour leurs desseins. Ils étaient en train de préparer la sauce à laquelle ils allaient nous dévorer.

  Non content de disposer de tout l'espace physique avant les événements, ils tiraient des plans pour occuper l'espace mental, la conscience, l'espace de pensée. Et nous, gourdes que nous étions, avons cru à un recul stratégique. Car désormais, ils avaient décidé de s'attaquer à plus fort que nous. La femme ne leur suffisait pas pour asseoir leur puissance. Il leur fallait le meilleur ami de la femme, l'homme universel. Il n'était guère intéressant pour eux de n'avoir de prise que sur leurs mères, leurs soeurs, leurs femmes et leurs filles. Cela était acquis d'office, un héritage consommé. La femme du voisin, la soeur du collègue, la fille du patron, la mère du policier, toutes ces femmes étaient hors de leur portée. Seul un bon régime théocratique était capable de venir à bout des derniers remparts de la liberté. Comment souffrir, en effet que la femme du voisin puisse se promener en liberté, afficher sa féminité, affirmer son intelligence quand on a enfermé à double tour, physiquement et psychologiquement la sienne. Situation intenable. Difficile de garder éternellement les clefs de l'émancipation. Toutes au même régime, toutes au mouroir. Seule façon de conserver le pouvoir indéfiniment. Seule garantie contre la contagion. Pour cela, il fallait obliger le voisin, le collègue, le patron et le policier à penser comme lui, par la persuasion, par l'effet d'entraînement, par la politique du vide. Car le propre du vide est d'aspirer, d'aspirer sans filtration préalable, sans distinction de poids ni de forme. Quand la simple persuasion ne fonctionne pas, arrive le temps de la dénonciation, de la délation et de la surenchère avec son lot de brimades, de sous-entendus et d'assaillements.

  L'instituteur pose des questions d'ordre privé à votre enfant, lui demande si votre femme se voile, si vous faites le Ramadhan, si vous êtes parabolé et si vous regardez M6 le dimanche soir. Si votre femme a le malheur de travailler, ses collègues masculins la toisent d'un regard dédaigneux, sinon haineux, parce qu'elle ne porte pas le hijab, parce qu'elle pollue l'atmosphère respectable et pudique que tout le monde cherche à instaurer. Quant à ses collègues féminines, elles sont partagées entre la secrète envie de faire comme elle et une haine féroce parce qu'elles ne le peuvent point. Dès lors, ce ne sont que brimades à peine voilées, que sous-entendus où se mêlent méchanceté, machisme et perversité.

"...passer le reste de son existence à

surveiller ses flancs, à douter de ses

voisins, à voir dans chaque regard, dans

chaque geste anodin une menace..."

  Quelle position adopter, quel choix reste-t-il face à cette stratégie de l'encerclement? Faire fi de ses principes et s'accoutrer d'un habit honni pour se noyer dans l'uniformité du comportement, dans la négation de soi ou alors faire face, et passer le reste de son existence à surveiller ses flancs, à douter de ses voisins, à voir dans chaque regard, dans chaque geste anodin une menace, à appréhender l'heure à laquelle il faut aller travailler, chercher les enfants, faire les courses. Sans compter tout ce que doit subir le mari de son côté. Sarcasmes au bureau, insubordination des adjoints, rétention d'informations, lenteur dans le paiement des heures supplémentaires et marginalisation de facto à l'heure de la prière. Car quel levier est plus puissant que cette marginalisation? Quand tout le monde s'arrête de travailler pour faire ses ablutions et se mettre en rangs serrés dans un bureau pour faire la prière et que seul, le mari refuse ce comportement ostentatoire, n'est-ce pas là la pire des dénonciations, la pire inquisition, une condamnation en soi? Nul ne peut, sous quelque prétexte que ce soit, surseoir à un appel aussi vindicatif, à un ordre aussi pernicieux. Le droit à la différence, ne fût-ce que dans la pratique de sa foi et sa religion ne peut être invoqué dans ces conditions. En la circonstance, le coupable se désigne lui-même. Personne ne le soupçonne d'hérésie: il se dénonce tout seul par sa volonté de ne pas communier avec son entourage, par son entêtement à rester à l'écart des croyants. Car le respect de la morale et des traditions, fûssent-elles toutes récentes, impose un comportement normalisé, lequel ne peut recevoir d'appréciation que de la communauté toute entière. Depuis la nuit des temps, le progrès de l'homme n'a pu être effectif et définitif que lorsque la communauté y a vu un intérêt bien plus grand que le sentiment de sécurité qu'induit le conservatisme et ce, malgré son caractère réducteur. Plus grave encore...

  Mais qu'est-ce que je raconte là? Et puis, qu'en sais-je moi-même? Tout ce que je sais, c'est que je n'ai pas vu Myriam depuis quatre jours, et elle me manque vachement!

  Avant-hier, mercredi, Khaldi, le prof de géologie a été très intrigué par cette absence. Il a tenu à assurer le TP lui-même en lieu et place de Zitoun, l'assistant habituel. Il fait cela assez rarement. C'est pour ça que j'en ai conclu qu'il était vraiment atteint, et pour de bon. Khaldi, un homme de trente-cinq ans, Docteur d'Etat en géologie du Quaternaire, spécialiste de la dynamique des sols fersiallitiques en milieu semi-aride méditerranéen. Un très bel homme, 1,85m, cheveux noir corbeau très fournis surplombant un nez très fin et assez long, des lèvres fines et pincées complétant l'effet très déterminé d'un menton large et carré. Sa peau très claire et son accent seuls laissent paraître son origine kabyle. Un bon costume et une cravate feraient de lui quelqu'un de très présentable et un gendre idéal pour la belle-mère moyenne algérienne. Mais je ne l'ai jamais vu porter des habits chics. Veste en velours gris, pantalon de velours marron clair ou inversement. Depuis que je suis à l'INA, je ne l'ai jamais vu habillé autrement. Son gros cartable marron en cuir véritable, délavé par tant d'années d'usage sous un bras, un paquet de journaux et de revues sous l'autre, il entre dans l'amphi avec cinq minutes de retard. Et, sans faire attention à ce qui se passe autour de lui, commence son cours. Il consulte rarement ses notes et dès qu'il en est arrivé à un chapitre qui lui tient à coeur, personne ne peut plus l'arrêter. Son cours devient alors une compilation de mots tous aussi barbares les uns que les autres. Il faut à chaque fois l'intervention d'un étudiant courageux et à la voix portante pour l'obliger à nous expliquer à quelle référence chronologique pouvait correspondre le Sahélien, le Salétien et que sais-je encore! Au tout début, on piquait des fous rires, Myriam et moi, quand il lui arrivait de déraper dans son cours.

  Mais il était beau à croquer. Quand il lui arrivait de vous regarder dans les yeux, mon Dieu! Qu'il était difficile de s'empêcher de lui sauter au coup, de lui prendre sa grande main toute nervurée pour la porter sur votre poitrine ou vos lèvres! Il est célibataire en plus. Bon à prendre pour qui arrive la première. Hélas! Il ne semblait s'apercevoir de rien. Seuls les étudiants les plus calés en géologie étaient capables d'attirer son attention, et alors il leur consacrait des heures. Il lui arrivait même de programmer des sorties avec eux pendant les vacances du côté de Rouina, dans la région de El-Khémis, à 150 kms d'Alger.

  Hélas! Je suis tellement nulle en géologie. Du coup, je n'ai jamais pu avoir avec lui une discussion de plus de deux minutes et cela se résumait en général à un dialogue d'une grande platitude sur les mérites comparés de la pédologie descriptive et la pédologie quantitative. De l'évolution du fer et de l'aluminium en milieu réducteur. Je n'y comprenais absolument rien, mais il était tellement agréable à regarder et à écouter que les quelques minutes d'entretien paraissaient des secondes. Malgré la très forte attraction qu'il pouvait exercer sur toutes les filles, je n'ai jamais envisagé une seule fois de sortir avec lui. Mais je n'aurais pas été difficile à convaincre s'il me l'avait demandé. Il ne me l'a jamais demandé, ni à moi ni à aucune autre à ma connaissance.

  Je sais par contre qu'il n'est pas indifférent à la beauté et au charme de Myriam. Je ne crois pas que cela provienne seulement de l'intérêt et de la prédisposition de Myriam pour les sciences du sol. Elle a toujours obtenu d'excellentes notes dans ces matières et dans toutes les autres matières par ailleurs. Non! Je crois que Khaldi en pince pour elle. Ceci explique tout à fait qu'il ait pris sur lui d'assurer le TP à la place de l'assistant. Il m'avait prise à part au milieu de la séance pour me demander des nouvelles d'elle. Mais que pouvais-je lui raconter sinon que j'étais toute aussi intriguée que lui? Il finit sa séance comme si de rien n'était et au moment de quitter la salle, il s'approcha de moi et me glissa à l'oreille, à la manière d'un timide pris en flagrant délit de témérité:

__ Si vous la voyez avant moi, dites-lui que je voudrais lui parler. C'est très important, pour son avenir et le mien!

  Il s'en alla sans se retourner, les mains et les manches de sa veste couverts de craie, son cartable mal fermé sous le bras et sa boîte de craie blanche à la main.

"...Pour retrouver Myriam, mon alter-égo,

mon seul lien avec l'espoir,

je serais allée au bout du monde..."

  Quand je disais qu'il était atteint! Et qui ne le serait pas, quand il s'agit de Myriam? Et c'est ainsi que, sans que j'en ai éprouvée une seule fois l'ambition, je me suis trouvée propulsée dans le rôle ô combien dévalorisant d'entremetteuse. Rôle qu'il m'était tout à fait impossible d'assumer parce que d'une part, je ne m'en sentais pas la vocation, et d'autre part en raison de l'absence inexpliquée et me semblait-il définitive de Myriam. J'aurais joué n'importe quel rôle auprès d'elle, et je l'aurais crié aux quatre coins de la cité U, si cela pouvait me la rendre. Pour retrouver Myriam, mon alter-égo, mon seul lien avec l'espoir, je serais allée au bout du monde. J'étais prête à m'investir comme l'artisan d'un union qui ne me vaudrait que désespoir et malheur, si c'était là le prix à payer pour retrouver la seule personne grâce à laquelle je gardais encore foi en l'avenir.

  C'était une situation cocasse. Cocasse et dramatique à la fois. Car je suis jalouse, et même affreusement jalouse. Non! Pas du fait que Khaldi la préfère à moi! Pas vraiment! Enfin! Juste un peu. Rien de grave. Je suis plus jalouse de lui que d'elle. Je savais depuis longtemps qu'un jour ou l'autre, un homme, venu de quelque part allait s'incruster entre elle et moi et me la prendre à jamais. Mais je ne m'attendais pas à ce que cela arrivât aussi vite et surtout que cet homme pouvait être le fleuron, la crème des célibataires du campus.

  Non que j'ai un quelconque droit sur Myriam. J'ai peut-être un droit sur elle, mais innocente comme elle est, elle ne peut même pas s'en douter. Elle n'a jamais remarqué la façon dont je la regarde parfois, l'impulsion que j'essaie de maîtriser et qui me pousse vers elle, quand il nous arrive de passer quelques heures ensemble, entre deux cours, dans ma piaule.

  Comment rester de marbre devant une pareille fille. Dés qu'on la connaît un peu, on a envie de la prendre dans ses bras, de la protéger du monde extérieur, de caresser sa longue chevelure noire, de lisser ses sourcils noirs, de la coiffer, de relever ses cheveux pour découvrir un cou blanc, d'un blanc pâle qu'on aimerait orner des plus belles parures du monde. Quand elle parle, ses lèvres forment souvent une couronne rose, ou alors rouge au milieu de son visage, et on a envie de mettre un doigt dessus, de l'effleurer, pour immortaliser l'expression de son visage. J'adore la voir parler, et comme en général, elle ne parle longtemps que quand elle se plaint de quelque chose ou de quelqu'un, ses joues deviennent dans le même temps rouges, ses yeux noirs brillants et son nez fin et typiquement kabyle agressif. Dans ces cas-là, sa colère n'était jamais feinte. Quand je l'ai connue, c'était une jeune fille timide, à peine sortie du giron maternel. Elle avait un air étonnée, presque pudibond pour qui ne la connaissait pas bien. Un petit air de sainte nitouche, comme il arrive à des filles aguerries d'en arborer quand il s'agit de piéger un garçon. Cela avait eu l'effet d'écarter d'elle tous les gigolos du campus, et ils étaient légion. Ainsi, sa beauté toute virginale était perçue par les dragueurs invétérés comme un danger. Il est vrai que dans la tête d'un garçon, il est évident qu'une fille aussi belle et aussi timide constitue un attrape-nigaud et celui qui succombe à son charme est bon pour un mariage précoce avec une bombe.

  Aussi, durant les deux premières années, en 89 et 90, nous avons eu tout le loisir de nous connaître sans qu'aucun garçon ne vint à nous séparer. Elle les faisait fuir dès le premier contact parce qu'elle représentait pour eux ce que le Vapona est pour les moustiques. Quant à moi, les plus connus des dandies me connaissaient bien. Mon langage féministe leur faisait peur, et ils ne savaient par quel bout me prendre. Je ne suis pourtant pas laide. Loin de là. Habillée de manière plus féminine, je suis plutôt jolie, mince et bien faite. La poitrine un peu plate, je l'admets, mais de belles jambes que je n'ai même pas besoin d'épiler. Une taille moyenne, des cheveux châtains coupés court, un visage rond et un regard intelligent mais froid, selon la plupart des gens qui se sont permis de me dire mes quatre vérités en face. Ils n'ont fait que paraphraser ma propre mère qui m'a toujours prédit que je mourrai vieille fille. Et à l'allure où vont les choses, sa prédiction a toutes les chances de se réaliser. A moins qu'un jour un bel homme, grand, brun avec une fine moustache, doté d'une intelligence supérieure, bourré de diplômes et de qualités humaines, habitant un bel appartement sur les hauteurs d'Alger, de préférence à Hydra ou El-Biar, ne dédaignant pas de faire une petite vaisselle ou de changer les couches à un bébé, qui prendrait ma défense dans les conflits certains qui m'opposeront à sa mère, que ce bel homme me demande en mariage. Evidemment, je place la barre très haut, tellement haut pour qu'un tel bonheur, tout à fait utopique, j'en conviens, ne puisse jamais m'arriver. Parce qu'en vérité, je ne crois pas qu'un tel homme puisse exister. Un homme qui prendrait le parti de sa femme contre sa mère, et qui l'aiderait à faire la vaisselle tout en étant beau comme un dieu. Autant chausser le soulier de Cendrillon et attendre le Prince. L'attente est garantie éternelle, particulièrement dans ce fichu pays peuplé de fées Carabosse et de Tenardiers.

  Enfin, je m'assume néanmoins telle que je suis. D'être une militante féministe et républicaine me coûte déjà beaucoup. Ajouter à cela les niaiseries habituelles des nanas m'éloignerait de mon combat et me rendrait vulnérable vis-à-vis du machisme triomphant dont mon environnement est peuplé. Evidement, il y a à cela un inconvénient, et un inconvénient de taille: la chasteté. Du coup, la dernière fois où je me suis acoquinée avec un garçon remonte à mes treize ans, à une nuit où un cousin du bled s'est furtivement glissé entre ma tante et moi, lors d'un mariage, vers deux heures du matin. Ce fut ce jour-là que je pris conscience de ma nature féminine quand mes seins naissants s'étaient durcis au contact de ses mains et qu'une décharge me parcourut les reins, faisant cabrer mon ventre à la recherche de ses mains calleuses, à la recherche d'une jouissance révélée. Il me caressa pendant une heure, mettant parfois sa main sur ma bouche pour empêcher mes halètements de devenir trop bruyants. Cette nuit-là, je découvrais autre chose encore, un vrai miracle de la nature, cette faculté que pouvait avoir ce muscle strictement masculin de changer de forme et de consistance. Ce cousin, de cinq ans mon aîné, fit mine de ne pas me reconnaître le lendemain, et depuis ce jour-là, je ne l'ai plus revu.

  Et depuis, je n'ai jamais eu un seul rapport physique avec un garçon, ne fut-ce que de simples attouchements. Et je ne m'en porte pas plus mal. J'ai évidement, comme toute jeune fille, mes petits plaisirs solitaires, qui peuvent atteindre parfois des sommets insoupçonnés dans le degré de volupté, mais ces moments sont plutôt rares. J'ai d'autres chats à fouetter, à commencer par l'animation de l'association à laquelle j'appartiens et qui me demande énormément de temps et de disponibilité.

  Les seuls vrais moments de bonheur sont pour moi ceux que je passe en compagnie de Myriam. Parce que j'ai le sentiment de mener mon combat d'avant-garde féministe en lui ouvrant les yeux sur le monde rétrograde et hostile qui nous entoure d'une part, et d'autre part parce que c'est la seule personne qui a fait renaître en moi ce trouble physique que j'ai ressenti, il y a des années, au contact de mon cousin du bled. Je ne crois pas que je sois pour autant perverse. Je sais que je n'irai jamais plus loin avec Myriam, non pas que l'envie de le faire me manque, mais c'est surtout parce que je la tiens en très haute estime, je l'aime tellement que je ne peux pas me permettre de provoquer chez elle quelque déviation qui nuirait fortement à l'équilibre de femme qu'elle est en droit d'attendre de la vie. Je suis animée, quoiqu'on en dise, d'un grand sens des responsabilités et de l'honneur, cette valeur désuète propre aux sociétés archaïques et que je me dois de célébrer, parce que je suis issue et je vivrai à jamais dans cet environnement qui, faute de se doter des moyens de s'épanouir, préfère se recroqueviller sur lui-même.

Je ne puis décemment pas embarquer Myriam dans une aventure contre-nature, malgré mes penchants pour elle. Elle a déjà fort à faire avec son entourage immédiat. Car sa famille est un modèle d'archaïsme. Un père à l'approche de la retraite, complètement dépassé par les événements, dont la vie est rythmée comme du papier à musique: réveil très matinal, première prière de la journée dans la mosquée du coin, retour à la maison avec sept beignets luisants et chauds, petit déjeuner à l'abri des regards dans la loggia, départ pour le boulot, retour le soir, après la prière de la nuit et dodo. Un effacement indigne qui laisse Myriam et sa jeune soeur de quinze ans, Warda, sous la coupe intransigeante et tyrannique du frère cadet dont le seul souci dans la vie est de surveiller les allées et venues de ses soeurs.

"...Hocine, le plus âgé, s'est mis en tête

de marier Myriam à un de ses chefs,

un obscur émir auto proclamé..."

   Une grande malédiction que d'être affublée de trois frères dont l'aîné est un activiste notoire du F.I.S., complètement acquis à la cause des intégristes, le deuxième, sorti de prison depuis quelques mois pour vol, coups et blessures et recel, avide de se venger par n'importe quel moyen, et le troisième, le plus jeune, un chômeur, un hittiste qui ne laisse aucun répit à ses soeurs. Des trois, le plus grand et le plus jeune constituent une plaie pour Myriam.

Hocine, le plus âgé, s'est mis en tête de marier Myriam à un de ses chefs, un obscur émir auto proclamé. Pour Hocine, c'est une façon de grimper dans la hiérarchie du mouvement terroriste et un moyen expéditif d'en finir avec la volonté affichée de Myriam de terminer ses études et de s'affranchir du joug familial. Mounir, le plus jeune, âgé de dix-neuf ans, voit dans cet éventuel mariage l'occasion de mettre fin au complexe d'infériorité qu'il nourrit vis-à-vis de sa soeur. Quand il fut renvoyé de l'école en seconde pour résultats insuffisants, il avait décelé chez tous les membres de sa famille de l'ironie. Sa grande soeur, une fille, une nana tout juste bonne à faire des enfants et à torcher le derrière d'un bébé, sa soeur elle, en était déjà à sa deuxième année à l'INA. Il fut longtemps la risée du quartier et surtout de sa famille qui avait mis tant d'espoir en lui depuis qu'il était tout petit. Cela lui est resté en travers de la gorge et son seul souci depuis, a consisté en un harcèlement de tous les instants de ses deux soeurs et de Myriam en particulier.

Myriam s'était confiée à moi et souvent nos discussions tournaient autour de cette volonté de lui faire épouser cet émir, un petit voyou sans vergogne monté au maquis de Palestro, un partisan du mariage de complaisance. Myriam, avec cette naïveté jamais feinte qui la caractérise, ressentait une peur lancinante à l'idée de succomber aux désidératas de ses frères. Elle m'a souvent parlé de son désir de mettre fin à ses jours, dans les moments où son moral était au plus bas. Mais sous les assauts répétés auxquels je la soumettais, elle reprenait très vite goût à la vie et envisageait dans le meilleur des cas fuir à l'étranger, en France ou ailleurs, là où elle pourrait terminer ses études et mener la vie qu'elle désirait, un vie calme, faite d'un compromis entre un travail et une famille. Elle n'a par contre jamais envisagé de terminer ici ses études, ses frères étant devenus très pressants dans leur volonté de la marier et d'en finir avec elle...

Ai-je bien entendu? Est-ce bien à ma porte que quelqu'un tambourine? Sûrement pas! Jamais personne ne vient chez moi le vendredi. Peut-être Myriam. Mais non! Le seul jour de la semaine où la pauvre ne peut pas mettre le nez dehors est bien le vendredi! Ses frères veillent sur elle jalousement ce jour-là. Le jour de la grande prière pour les hommes et de la grande lessive pour les femmes. Le jour durant lequel les femmes regrettent d'avoir eu autant d'enfants: ils sont tous là dans leurs pattes, à entrer et sortir à n'importe quel moment. Les autres jours, l'école les en débarrasse, et les mères ont tout le loisir de vaquer à leurs tâches quotidiennes. Alors, elles profitent des après-midi pour recevoir la voisine que le mari ne peut pas voir en photo, ou la mère qui vient s'enquérir du bonheur si dérisoire de sa fille, et qui en profite pour reprocher à sa fille de trop se laisser dominer par son époux, critiquant par la même occasion sa bru qui se montre par trop indépendante vis-à-vis de son fils adoré.

Le vendredi est le jour que je déteste le plus. Je ne peux pas sortir à Alger. L'atmosphère est ce jour-là à la piété, à une piété feinte que tous les hommes, d'un commun accord ont décrété journée sans joie, journée morbide et que la télé a rendue journée vide. De toutes les façons, même s'il me prend l'envie de faire un tour à Alger, je n'en ai guère la possibilité du fait que les trois-quarts des bus font relâche ce jour-là. La moitié des cinémas est fermée et l'autre moitié passe des navets égyptiens, hindous ou asiatiques dans la plus pure tradition du kung-fu. Et si on a une petite fringale aux alentours de midi, ce n'est même pas la peine de jeter son dévolu sur le resto U. Amirouche: il est infesté d'islamistes regroupés en grappes, prêts à cracher leur haine sur toute fille qui ose s'aventurer sans voile dans cette antre dédiée au culte du mâle triomphateur, de celui qui s'est arrogé unilatéralement la Cité. Entrer dévoilée dans ce repère de misogynes est en soit un délit passible de lapidation publique. Et comme tous les hommes de bonne volonté ont depuis longtemps déserté ce lieu infâme, il ne s'en trouvera pas un qui puisse prendre la défense de la malheureuse inconsciente.

Pour moi, le vendredi est un jour sans. Un jour ôté du calendrier. Je dors en général, ce jour-là. Je prends une cure de sommeil. Cela me permet de prendre suffisamment de forces pour tenir tout au long de la semaine. Une semaine toujours chargée. Parce qu'en dehors des cours, des TD, des examens et autres stages, il faut être à longueur de journée aux aguets, surveiller les agissements des islamistes, mobiliser les filles et essayer de les faire adhérer au mouvement. J'ai quand même réussi, depuis deux ans que je milite dans l'association, à embrigader une quinzaine de filles et une dizaine de garçons. Difficile néanmoins d'animer un tel mouvement, parce qu'il faut tenir compte de l'humeur de chacun et chacune, des contraintes matérielles, des tentatives de déstabilisations incessantes menées contre nous, des blocages psychologiques qu'un rien peut réveiller ou mettre à jour.

Est-ce le hasard ou la fatalité qui veut que le seul jour durant lequel je peux me reposer est aussi le jour où les forces obscurantistes se réactivent, fusionnent, forment un front commun contre tout ce que mon mouvement représente? Je penche plutôt pour la fatalité. Parce que l'expérience m'a toujours montré que tout ce qu'on arrive à ériger en une semaine est vite défait le vendredi, en un tour de main. Parce que nos militants ne vivent pas seuls, en vase clos comme moi, libres de leurs décisions. Ils sont entourés de leurs parents, de leurs voisins, de leurs belles-familles, dont le propre est de perpétuer un système conservateur et réactionnaire.

Aussi, le samedi est plutôt un jour consacré à remettre de l'ordre dans les idées, un jour où il faut ressasser les arguments développés tous les samedis, pour rappeler à tous que notre combat est le dernier combat, que nous sommes le dernier rempart face à la barbarie, et que le recul d'un seul militant signifie l'écroulement d'un idéal de liberté et le début d'une longue et douloureuse agonie. Le message a, en général du mal à porter et mon rôle de responsable de section est de revenir à chaque fois à la charge, à user de tous les subterfuges pour remotiver les convaincus, intimider les indécis, jouer de mes atouts féminins pour obtenir des garçons leur allégeance, répartir des attributions claires, rassurer les petits copains et les petites copines, m'assurer du soutien de quelques profs afin de faire croire à ma troupe que j'ai la haute main sur les bonnes notes aux examens. Et ça marche! Tellement bien que la composante de mon mouvement est un patchwork d'excellents et de mauvais étudiants. Un vrai pot-pourri qu'il faut gérer en permanence, où les conflits sont latents, prêts à éclater sans une vigilance de tous les instants...

Mais ces coups à la porte, est-ce bien chez moi qu'on frappe? Non! Je dis ça parce que même quand on frappe à trois piaules de chez moi, ça résonne tellement que j'ai l'impression que c'est à moi qu'on vient rendre visite. L'isolation acoustique n'a pas été l'objectif déterminant recherché par les architectes, encore moins par le constructeurs qui a dû s'en mettre plein les poches grâce aux économies faites sur les matériaux de construction.

Oui! C'est bien à ma porte qu'on frappe. Je me suis assoupie un instant et ça m'a permis de faire passer l'envie que j'ai eue de prendre un café. J'ai dû rêver durant mon demi-sommeil. Car ça fait un moment que j'entends ces coups saccadés contre ma porte.

Bof! Je vais ouvrir, bien que ça ne me dise rien qui vaille.

Un tour de serrure, puis:

__ Dis-donc! Naïma! Est-ce que tu as lu le journal d'hier?

Leïla est debout en face de moi, et au sourire qu'elle arbore, je sens que je vais passer un mauvais moment. C'est la fameuse voisine dont le seul grand bonheur consiste à me voir malheureuse. Et la nouvelle qu'elle m'apporte , au regard de la largeur de son sourire, ne doit pas être excellente pour moi.

__ Non! Je n'ai pas eu le temps de le lire.

Il faut bien que je lui montre que j'ai une vie active, moi, et que je n'ai guère le temps de lire tout ce qui s'écrit dans le canard.

Elle me tend un journal, El-Watan, me semble-t-il, le seul quotidien qu'il m'arrive de compulser:

__ Regarde la Une du journal, mais assieds-toi d'abord parce que tu en auras besoin.

Je jette un coup d'oeil sur le gros titre:

"Crime odieux à Cinq-Maisons:

Trois frères s'acharnent sur leur soeur et la tuent à coups de couteau de cuisine. La jeune Myriam succombe à ses blessures avant l'arrivée des secours alertés par un voisin".

Et en sous-titre:

"Elle avait refusé un mariage de complaisance".

A la mémoire de Rachida.

 Adieu donc,

enfants de mon coeur

(Gilbert Cesbron)

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