Un Combat Inégal.

__ Nom de Dieu de nom de Dieu! Fichue poêle! Fichue huile! Saleté de poisson!

Aziz s'écarta de deux pas de la cuisinière en brandissant ses bras en l'air. Il venait de recevoir un grand nombre de gouttes d'huile bouillante, et la douleur qu'il ressentait dans les bras n'était pas feinte cette fois-ci. Il lui était arrivé parfois de simuler un accident ménager pour amener Mustapha dit "Staff" ou encore "Mus" pour les intimes à prendre la relève et à se bouger un peu. Le stratagème marchait rarement parce que Staff était de ceux qui, en l'absence d'un repas se mettaient à faire l'apologie de la diète, ou encore, dans un accès de stoïcisme, était capable de déclarer:

__ Eh bien! Y a rien de grave! Je ne vais pas me mettre à pleurer parce que je n'aurai pas mangé ce soir alors que d'autres, au même moment, viennent de perdre le droit de respirer. Après tout, manger, jeûner, qu'est-ce que cela peut faire? De toutes les manières on ne vit pas. Alors, un acte de vie de plus ou de moins, ça n'a rien de grave. Laisse tomber, on mangera demain, Aziz!

Aziz, dans ces cas-là, piquait une sourde colère intérieure et, tout penaud, comme blessé dans sa dignité, laissait tout en plan et allait s'allonger sur son lit en maugréant à voix basse. Il prenait n'importe quelle lecture et faisait mine de lire. Pendant un long moment, il maudissait le sort qui l'avait lié à Staff, maudissait les circonstances qui avaient fait de lui ce qu'il était devenu, un homme à la merci d'une simple décision, un homme aux abois.

Et il n'arrivait pas à exprimer à Staff tout ce qu'il ressentait, parce que Staff était incapable de le comprendre. Ils venaient de deux mondes différents. Non seulement ils n'avaient pas fait les mêmes études, mais en plus, et c'était surtout cela qui était important, ils n'étaient pas issus de la même catégorie sociale. Et pour Aziz qui avait reçu une éducation très stricte dans une famille très connue de Tlemcen, une des rares familles à pouvoir se targuer d'une ascendance noble, pour Aziz cette différence était à jamais insurmontable. La famille Kazi Rabâa descendait en droite ligne d'un janissaire turc, présent lors de la signature du traité de commerce conclu entre le Dey d'Alger et l'émissaire du président des Etats-Unis, Thomas Jefferson. Nombreux étaient les membres de cette famille qui avaient occupé, à un moment ou à un autre, les plus hautes fonctions administratives dans tous les gouvernements de l'Algérie indépendante.

Avant l'indépendance, un oncle de Aziz avait été élu à l'assemblée nationale et avait siégé à Alger. Son père avait été élu maire de Maghnia, c'est dire l'importance que cette famille représentait, même pour l'occupant français.

Le père de Aziz, Si-Brahim, avait été durant quinze ans tour à tour secrétaire général du Ministère de l'Agriculture, conseiller du président à la planification, Directeur de l'Observatoire de l'économie et Wali dans plusieurs wilayates importantes. Sa disgrâce intervint à la suite des événements d'Octobre 1988, en raison d'un désaccord sur les mesures à prendre pour la gestion de la crise. Son père avait refusé la présence des militaires dans les rues du chef-lieu de son département et ce comportement lui valut d'être mis à pied et remplacé sur-le-champ par son chef de cabinet. Le père de Aziz était par ailleurs membre de la Ligue Algérienne des Droits de l'Homme. Cette qualité, qui lui avait permis d'accéder à de hautes fonctions dans l'Etat parce qu'il constituait un faire-valoir de renom aux dirigeants de l'époque, était devenue à présent un boulet difficile à traîner. Aussi, plutôt que de défendre les islamistes incarcérés et torturés, son père avait choisi l'exil en France où son ancien mandat d'élu l'autorisait à résider.

Aziz avait vu ces dernières années toute sa famille s'expatrier, qui aux Etats-Unis, qui en Allemagne ou encore en France. Seuls sa soeur et lui avaient tenu à rester en Algérie. Elle, parce qu'elle ne pouvait pas faire autrement, son mari étant directeur-adjoint de la police judiciaire et lui, parce qu'il ne pouvait pas partir comme ça, en abandonnant le journal. Il n'était pas question de laisser son poste d'éditorialiste à Abdelhamid, le billettiste qui n'attendait que cette aubaine pour s'incruster. Etre l'édito du plus vendu des quotidiens d'Algérie n'était pas une mince affaire. Il fallait beaucoup de culture générale, une grande maîtrise de la langue française et un art consommé de la métaphore. Et Abdelhamid, le billettiste en était complètement dépourvu, ou presque. Quoique être billettiste pour "Le Renouveau" exigeait un minimum de tout cela. Enfin, il ne fallait surtout pas laisser la place vacante. Abdelhamid possédait le même nombre d'actions du quotidien que lui et une courte absence de sa part de la Une constituerait immanquablement une courte échelle pour son concurrent.

En attendant, Aziz en était là, à assumer jour après jour les conséquences de son choix. Il lui fallait supporter la présence quotidienne de Staff, de cet arriviste qui n'avait même pas conscience de l'honneur qui lui était fait de partager un logement avec un Kazi Rabâa. Difficile de cohabiter avec quelqu'un qui n'avait pas de "pedigree". Mais cela avait été rendu nécessaire par les événements de ces derniers mois. C'était cela ou alors le risque d'être abattu chez lui, dans cet appartement d'El-Biar que son père lui avait laissé. Il n'avait pas non plus l'âme d'un martyr de la liberté. Mourir pour des idées, d'accord, mais de mort lente, comme disait Brassens. Rester dans son appartement, suivre tous les jours le même itinéraire pour rejoindre la rédaction, c'était à coup sûr le meilleur des raccourcis vers la mort violente. Les menaces qu'il avait reçues avaient été authentifiées par les services de sécurité. Et puis, il y avait son nom qui trônait dans les listes des condamnés que des mains habiles et bien protégées placardaient chaque vendredi sur les piliers des mosquées d'Alger et des environs.

Il en voulait beaucoup à son père, parce que celui-ci, en refusant de défendre les islamistes torturés et envoyés dans des camps de concentration dans le Sud algérien avait fait de lui une cible privilégiée. Il ne pouvait d'ailleurs pas faire la part des choses. Il ne savait pas si sa condamnation était liée à sa qualité de pamphlétiste néo-libéral ou à la défection de son père. Il aurait tant aimé, tant qu'à faire, être pris pour cible pour ce qu'il faisait plutôt que pour ce qu'il était. Une vraie torture que de ne pas savoir. Mais c'était là toute l'histoire de sa vie. Les bonnes notes qu'il avait toujours accumulées à l'école, puis au lycée et enfin à la faculté des sciences politiques, étaient-elles méritées ou alors lui avaient-elles été attribuées parce que tous ses profs connaissaient ou avaient connu son père, ses oncles ou encore ses trois grands frères qui eux-mêmes étaient passés par là?

C'était Staff, encore une fois qui avait semé le doute dans son esprit. Ou alors qui avait réveillé ce doute qui devait être tapi dans le plus profond de son subconscient.

__ Tu sais, Aziz, lui avait-il dit un jour, alors qu'il vantait les mérites d'une collègue rédactrice, une très belle femme en l'occurrence. Tu sais, il y a des destins qui se forgent grâce à l'héritage acquis, et ils sont nombreux. Une belle femme peut avoir sans se forcer, un grand destin. Il suffit pour cela qu'elle se fasse remarquer par un homme puissant. Un fils de patron pareil. Il y a, par contre, très peu de grands destins qui se soient forgés grâce au seul mérite. Et Houria est non seulement une femme superbe, mais elle aussi la meilleure dans son métier. Et allier comme ça la beauté et le mérite personnel, ça tient de l'incroyable!

Il n'en avait pas fallu plus à Aziz pour qu'il sombre dans le plus grand désarroi, ne sachant comment discerner le vrai du moins vrai dans son cas propre. Aziz était fait ainsi. Un mélange de courage et d'hésitation, de l'assurance dans ses propos et du doute dans ses pensées. En somme, le propre de l'aristocratie au contact de la populace.

En vérité, Staff ne pouvait pas avoir les mêmes préoccupations que lui, ni même la même profondeur de vue par rapport à la situation qu'ils vivaient ensemble. Il fallait avoir vécu une existence comme la sienne pour saisir l'ampleur de l'incohérence de leur destin commun. Staff ne pouvait avoir les états d'âmes dont lui souffrait. Il était insaisissable et tel une anguille, les plus grandes difficultés et les plus grands malheurs donnaient l'impression de glisser sur lui, de le frôler sans jamais le départir de son calme et de son humour. Mais il lui manquait cette petite touche, ce petit quelque chose qui donnait de la hauteur, de la classe.

Il lui manquait tout un capital de culture bourgeoise et de civisme qui en découle. La différence d'âge accentuait encore plus le fossé qui les séparait. Et puis Staff n'était qu'un sous-produit d'une sous-culture. Il n'avait jamais eu la chance de faire l'école francophone et ne pouvait, de ce fait, aspirer à la culture universelle dont lui, Aziz était le détenteur. Staff avait fait toutes ses études dans le sérail de la réforme de l'éducation et était plus apte à disserter sur la poésie de El-Moutanabi que sur celle de Verlaine. Quand il s'exprimait en français, c'était plus une traduction simultanée d'une idée conçue en arabe que du français natif. Aziz trouvait ça très grossier, mais ce n'était guère l'avis de leurs collègues féminines qui arrivaient à déceler dans ses propos une forme de poésie.

Par contre qui, mieux que Staff savait, à partir d'un simple fait divers ou acte politique, imaginer et dessiner une caricature. Ses caricatures étaient appréciées par des dizaines de milliers de lecteurs. Et il avait droit à la Une du quotidien comme lui, Aziz. Et quand il fallait à Aziz une dizaine d'heures pour mitonner son éditorial, il ne fallait parfois à Staff que quelques minutes de réflexion et deux minutes de griffonnage sur une feuille blanche. Encore une raison supplémentaire d'irritation. Il est des métiers où, finalement, il suffisait d'un petit don, d'un peu de génie pour devenir aussi célèbre sinon plus qu'un chercheur qui passe des années dans un obscur laboratoire pour faire la Une des journaux un seul jour.

Le pire, c'était que Staff n'avait pas l'air d'en faire tout un plat. Pour lui, il s'agissait plus d'un gagne-pain et il ne ressentait guère la griserie des sommets. Savoir que toute l'Algérie ou presque, que de nombreuses agences de presse reprenaient ses caricatures dans des publications occidentales n'entamait en rien sa modestie toute naturelle, primaire même. Cela coulait de source pour lui, et il n'en tirait aucun motif de supériorité. Au contraire. Staff tendait plutôt à se faire oublier dans les conférences de rédaction et quand le Directeur de la rédaction lui demandait un avis, en général, il n'en avait aucun. Tout le temps passé dans ces réunions lui servait à avancer dans la bande dessinée qu'il avait entrepris de publier.

Staff n'avait aucune préoccupation particulière. Il dessinait, respirait, dormait, mangeait parfois, lisait rarement. Il ne faisait même pas sa revue de presse. Pour ses caricatures, il lui suffisait d'écouter la radio, de parcourir les dépêches des agences de presse, de relever un petit fait divers et le tour était joué. Il en découlait en général un trait de génie, un dessin capable de faire réfléchir tous les dirigeants et l'opposition. Les officines spécialisées passaient des heures à décortiquer le dessin pour essayer d'y découvrir une atteinte à la sûreté de l'Etat, un crime de lèse-colonel manifeste. Mais rien n'y faisait. Staff glissait entre deux eaux, marchait sur le fil ténu qui séparait l'outrage de l'éloge. Il n'avait besoin de faire aucun effort pour ça. C'était inné. Comme un instinct de conservation qui fonctionnait tout seul. Certains, dans la rédaction avaient tenté plusieurs fois de l'amener à être plus manifestement virulent ou conciliant dans ses dessins. Et pas toujours sans arrière-pensées. Ils s'étaient rendus compte que même s'il faisait un effort pour tenir compte de leur avis, son instinct de survie reprenait le dessus et son crayon faisait le reste. Combien de fois Aziz, irrité par la facilité de Staff, ne s'y était-il pas essayé lui aussi? Mais à tous les coups, Staff le remballait, gentiment certes mais il s'agissait à tout le moins d'une façon de lui dire "Lâche-moi les baskets!". Et Aziz, susceptible comme il était, en ressentait de l'amertume et s'en prenait à lui-même en se promettant de ne pas se faire avoir une autre fois.

La vie en commun, qui durait déjà depuis sept mois n'avait rien arrangé. Ils avaient été installés dans un bungalow, au Club des Pins, au bord de la mer, dans la périphérie d'Alger. Le Directeur de la publication s'était démené pour leur trouver ce studio et il avait dû faire quelques concessions sur la ligne éditoriale du quotidien pour parvenir à caser ses journalistes dans un périmètre protégé.

C'était un logement en préfabriqué composé d'un petit couloir qui donnait directement dans le salon. A droite se trouvait la cuisine et la salle de bains avec toilettes. A gauche, une petite chambre, juste de quoi installer un lit à une place, une table et une chaise. Les murs demandaient à être rafraîchis, leur papier peint d'un goût douteux ayant tendance à partir en lambeaux. Le sol était tapissé uniformément d'un lino grisâtre, qui avait dû voir passer une génération entière de vacanciers peu précautionneux. Des taches plus ou moins foncées apparaissaient çà et là, témoins éternels de toutes sortes d'excrétions.

Dans ce qui était communément appelé le salon, et qui constituait par nécessité la chambre de Staff et la salle de réunion, trônait un canapé-lit, une table basse sur laquelle reposaient en permanence trois ou quatre cendriers, et une grande table sur laquelle régnait le plus grand fouillis. Une petite télévision permettait la réception de la seule chaîne publique. Elle était installée dans le coin droit face au couloir. Il était impossible de la rater, on la voyait dès qu'on pénétrait dans le studio. Sur la télé, un radioréveil d'un jaune canari diffusait à longueur de nuit un son nasillard: c'était là le seul lien qu'ils avaient avec la civilisation.

Leurs voisins étaient des gens de tous bords: des hauts fonctionnaires de l'Etat, des responsables de la sécurité, des profs d'université, des directeurs d'entreprises publiques, des chercheurs du C.E.N. ou encore des contrôleurs du fisc. C'était un microcosme où était concentrée la fine fleur de l'establishment, la plus grande densité à l'hectare de matière grise et de diplômes. Tout ce monde se côtoyait mais se parlait peu. Ils étaient pour la plupart d'entre eux imbus de leur personne et chacun croyait dur comme fer que lui seul méritait une protection rapprochée. Ils étaient un véritable hymne au nombrilisme.

Il n'y avait par contre pas de militaires parmi eux, peut-être quelques agents des services secrets, mais ils se confondaient tellement avec tout le monde qu'il était impossible de les reconnaître. Les militaires, ou plutôt les gendarmes étaient à l'extérieur des murs. Ils étaient disséminés dans les alentours, aux abords de la forêt de pins d'Alep, à l'entrée de la cité. Ils étaient tous à bout de nerfs, prêts à craquer à la première occasion. Ils voyaient dans chaque passant un terroriste et avaient la gâchette facile. La tension à laquelle ils étaient soumis était tellement forte qu'ils ne se faisaient mutuellement pas confiance. Les derniers cas de désertion dont avait fait état la presse ou la rumeur publique étaient de nature à semer le doute dans plus d'un esprit.

Deux accidents avaient déjà eu lieu. Trois gendarmes, trop jeunes pour assumer une telle responsabilité de surveillance, en faction depuis 26 heures avaient tiré à vue sur des gamins qui avaient fait sauter un pétard derrière eux. L'affaire avait été étouffée très vite et les journaux prirent soin de ne pas en parler. Les journalistes ne pouvaient décemment pas cracher sur la main qui les secourrait.

Sept mois déjà étaient passés depuis leur arrivée au Club des Pins. Sept mois dont il avait fallu compter les jours et les heures quand il s'agissait du Jeudi. Parce que le jeudi était le jour de repos et que ce jour-là, il valait mieux rester à la maison que sortir. Sortir seul dans ces conditions-là était un passeport pour la mort. Contrairement aux jours ouvrables où tout le monde se retrouvait à la Maison de la Presse, le jeudi, il n'y avait personne mis à part quelques gardiens et quelques techniciens.

Chaque matin des jours ouvrables, une voiture envoyée par le Directeur de la publication et conduite par un chauffeur sûr venait prendre Aziz, Hocine le maquettiste et Houria la belle rédactrice vers 10 heures pour leur faire traverser la zone ouest d'Alger et les déposer devant les bureaux qu'ils s'empressaient de rejoindre. La même voiture les reprenait à 22 heures, parfois un peu plus tard quand le bouclage du journal tardait. Elle les déposait à 22 heures 45', un quart d'heure avant le couvre-feu devant leurs bungalows respectifs. Le chauffeur y passait aussi la nuit, loin de sa famille qu'il allait rejoindre aux aurores, quand se faisait la levée du couvre-feu. C'était une drôle d'existence et chacun selon sa fonction et sa situation matrimoniale avait fini par s'en accommoder. Une seconde nature. Elle avait le tord d'être trop routinière et de gérer les déplacements dans des canevas horaires immuables. Nombreux étaient ceux qui se laissaient aller à cette organisation de la vie et qui perdaient très vite le sens des réalités. Certains y perdirent la vie. Car quoi de plus simple que de tendre une embuscade à une voiture, dans un virage prononcé, à 22 heures quand on savait qu'elle y serait à l'heure prévue. Mais tout le monde était tellement crevé en fin de journée que les règles élémentaires de prudence s'estompaient pour laisser place à une lassitude extrême.

Ils ne se parlaient que très peu dans la voiture. Mais Aziz, toujours assis à la même place à l'arrière, à côté de Houria, ne se lassait jamais de ces instants où il pouvait librement, sans contrainte aucune, et avec quel élan passionné humer le parfum que dégageait Houria. Combien de fois s'était-il surpris à fantasmer sur elle, en regardant à la sauvette la belle jambe fuselée qu'elle croisait systématiquement dès qu'elle montait dans la voiture? Sa jupe, remontée à mi-cuisses quand elle s'enfonçait dans son siège l'enivrait. Son tee-shirt vert laissait pointer des seins de la taille d'une belle pomme, ni petits ni proéminents, de vrais seins comme il les aimait. Elle ne s'encombrait jamais d'un soutien-gorge, elle n'en avait guère besoin. Et cette façon de secouer la tête, de faire virevolter ses cheveux dans un sens, puis dans l'autre et enfin de ramener les mèches depuis son visage jusque derrière les oreilles, avec cet air ingénu qui faisait monter chez Aziz une bouffée de désir difficilement contenue.

Aziz aurait tant aimé être plus simple qu'il ne l'était, moins constipé, moins coincé. Il lui aurait déclaré tout son amour. Mais il ne s'imaginait pas en train de le faire. Il serait trop ridicule et comme à son habitude, il balbutierait, ne sachant quoi faire de ses deux bras, et finirait par s'enfuir, pour aller se cacher pendant des jours dans son studio. Durant ces moments-là, il aurait aimé ressembler à Staff, parce que Staff, tout rustre qu'il était, n'hésitait jamais à dire ses sentiments. Il savait dire à ses amis toute son amitié et aux femmes tout le désir qu'elles éveillaient en lui. Et ces dernières en riaient quand elles donnaient une fin de non-recevoir, ou alors s'offraient à lui quand il leur plaisait. Et il avait plu à la plupart d'entre elles. Houria avait eu une liaison très suivie avec Staff jusqu'au jour où elle s'était rendue compte qu'il n'était pas homme à se marier et à assumer des responsabilités conjugales. Mais elle l'avait vraiment aimé. Elle avait pourtant deux ans de plus que lui et s'était malgré tout éprise de lui.

Et puis, elle était tellement cultivée. Elle était membre fondatrice de l'Association pour l'Emancipation de la Femme Algérienne, et excellente rédactrice. Aziz ne comprenait pas qu'elle se fût éprise d'un type comme Staff. Il y avait une telle différence entre eux. Elle était plus proche de lui que de ce jeune écervelé. Ou alors Staff devait faire appel à des pratiques de sorcellerie pour avoir le succès qu'il connaissait auprès des femmes. Il ne restait à Aziz que cette explication. Toute explication rationelle étant non recevable. Staff n'était pas plus beau que lui, ni plus grand que lui. Ils avaient le même statut professionnel et Aziz était de naissance plus noble que Staff. Aziz était tlemcénien, ce qui lui donnait à son sens une once de plus-value sur son collègue chaoui des Aurès.

Mais que n'aurait-il donné ni laissé choir pour qu'une seule fois, une seule, Houria lui laissât tout son temps pour lui exprimer son amour et son désir de l'épouser? Oui! Il serait allé jusque là pour la posséder, jusqu'au mariage. Ses parents n'auraient pas été contre cette union parce que Houria descendait d'une famille d'origine andalouse très connue à Alger.

Mais il n'en était pas encore là. Pour l'instant, il ressentait une brûlure atroce sur le bras gauche. Et il pestait contre les cinq rougets qui commençaient à cramer dans la poêle. En plus, c'était Staff qui avait ramené ces minables poissons. Lui n'avait jamais aimé le poisson à cause des arêtes, ni la pastèque à cause des pépins. Il fallait être Staff pour se compliquer la vie ainsi.

__ Ce n'est pas grave, lui dit Staff. Va te soigner, je vais faire moi-même la cuisine. Allez va!

Et joignant le geste à la parole, Staff se leva, poussa gentiment Aziz vers le couloir et se mit à retourner les poissons dans la poêle.

Aziz n'en croyait pas ses oreilles, ni ses yeux. Staff, devant la cuisinière, en train de préparer à manger! Ca valait la peine de vivre et d'échapper aux terroristes, rien que pour être le témoin d'un tel miracle.

__ Comment ça se fait? lui cria-t-il de la salle de bain où il étalait un peu de dentifrice sur ses brûlures. Comment se peut-il que tu t'inquiètes du repas et de ce qui m'arrive?

__ Occupe-toi de ta brûlure et laisse-moi en paix!

Staff, apparemment, n'était pas d'humeur à plaisanter, ni à parler. Il avait passé toute cette journée de jeudi à faire du rangement dans ses affaires, avait esquissé une dizaine de croquis et écrit quelques lettres. La radio et la télé étaient restées éteintes toute la journée et de sa chambre, durant toute la matinée et l'après-midi, Aziz n'avait pas entendu un seul bruit ni décelé un seul signe de fébrilité chez son compagnon. Tout cela n'était pas naturel. Staff devait avoir des problèmes. Sinon comment expliquer ce long silence auquel il ne l'avait guère habitué?

Généralement Staff était assez prolixe, surtout dans cette atmosphère confinée où ils se retrouvaient tous les deux, chaque jeudi. Il racontait des blagues, sans même se demander si Aziz lisait, travaillait ou dormait, chantait à tue-tête dans la maison, sifflait des airs de chansons coquines. Il était intarissable quand il voulait raconter de bonnes blagues sur le pouvoir et sur les intégristes.

Ce jeudi-là, il était muet comme une carpe et gesticulait peu. Et puis, cette décision de s'occuper du dîner! Ahurissant! Positivement inimaginable. Staff n'avait jamais lavé une chaussette, et préférait à cela l'achat massif de chaussettes et de slips neufs. Staff préférait mourir de faim plutôt que cuisiner. On lui avait changé son Staff. Quelque chose de grave avait dû se passer la veille, sinon qu'est-ce qui justifiait un tel comportement?

Aziz n'osa plus questionner son compagnon! Il l'aurait rabroué à coup sûr. Chacun d'eux mangea ses rougets dans son coin avec du pain de la veille, déjà rassis, avec beaucoup d'harissa pour faire passer tout ça. Ils passèrent le reste de la soirée dans le salon, Aziz à fignoler son éditorial du samedi et Staff à lire un vieux Lucky Luke.

Il était onze heures cinq. Aziz relut une dernière fois son papier. Il n'aimait pas trop le thème que lui avait imposé Ali, le DirPub. Traiter le thème de la deuxième conférence de Sant'Egidio tenait du funambulisme. Il fallait critiquer cette réunion pour ne pas effaroucher les militaires mais juste assez pour qu'en filigrane, les lecteurs n'y voient pas une collusion du quotidien avec le pouvoir. Il fallait trouver les bonnes formules pour cela. Il choisit de mettre l'accent sur la tentation du F.L.N., du F.F.S. et du F.I.S. de s'approprier le résultat des urnes de 91 et de brandir implicitement une légitimité dont les aurait sûrement privés, du moins en partie, un scrutin proportionnel. Pour y arriver, Aziz avait dû sortir des archives les résultats du premier tour des élections législatives. Compte tenu des 51% d'abstentionnistes qui, assurément ne figuraient pas parmi les supporters de ces trois partis, et des 32% qui avaient réparti leur vote sur les petites formations, il était évident que les participants à cette conférence tentaient de confisquer le choix du peuple.

Aziz avait trouvé là un excellent palliatif et avait bâti son édito autour de cette idée. Elle était tout à fait dans la ligne éditoriale du quotidien et avait en même temps tout pour plaire au pouvoir, renvoyant dos à dos les trois fronts. Insidieusement, l'édito rappelait que les élections avaient été interrompues et égratignait mine de rien les militaires.

C'était bon pour cette fois-ci. Il penserait au papier de dimanche la veille, en fonction de l'actualité. Et quand il n'y avait aucun sujet brûlant, il restait toujours le terrorisme. Il avait bon dos, le terrorisme. On pouvait tout lui attribuer, et impunément. Il suffisait pour cela de remplacer le mot intégriste par un épithète assez fort et tout le monde y trouvait son content.

__ Bonne nuit, Staff! Je vais dormir, demain je me réveille tôt, dit-il à l'adresse de Staff qui regardait le plafond sans bouger, étalé sur son canapé-lit qu'il n'avait pas encore défait.

Il n'eut pas de réponse et sans se brosser les dents alla se coucher. "Ca lui passera", pensa-t-il en éteignant la lumière. Il resta longtemps songeur avant de s'abandonner au sommeil. Ses relations avec Staff n'avaient jamais été faciles. Staff représentait tout ce que l'éducation stricte de Aziz rejetait, mais il représentait aussi tout ce que Aziz n'aurait jamais: la spontanéité, la générosité instinctive, un esprit et un comportement soixante-huitards innés. Cela devait tenir de son talent et de son génie de dessinateur-humoriste. Il pouvait sur un coup de tête faire don de son salaire à une femme de ménage, ou recueillir un chat de gouttière qu'il était incapable par ailleurs d'entretenir. Et cette facilité qu'il avait de lever une fille! Aziz le jalousait parfois, rien que pour ça, surtout pour ça, pour avoir séduit Houria.

Staff ne s'en doutait pas, mais Aziz lui en voulait énormément d'avoir conquis cette femme avant lui, de l'avoir souillée. Il n'osait pas la demander en mariage en partie à cause de cette vieille liaison. Il ne pouvait supporter l'idée que Staff ait pu caresser à loisir les longues jambes de Houria, qu'il ait pris dans la paume de ses mains si peu élégantes ses seins fermes et arrogants.

Il était affreusement jaloux de Staff mais n'osait pas se l'avouer. D'être jaloux était déjà pénible, quant à en prendre réellement conscience, c'était impossible pour une âme aussi bien née. Mais quelque part, ça lui faisait mal, très mal.

Il se réveilla tôt le lendemain et, sans jeter un coup d'oeil dans le salon, attendit dehors la voiture qui devait le prendre. Et tout heureux de s'asseoir aux côtés de Houria et de lui faire une bise, il partit le coeur léger en direction de la Maison de la Presse.

Il ne vit pas Staff de la journée. Ce dernier fut absent à la conférence de rédaction. Il s'étonna néanmoins que le rédacteur en chef fût en possession du dessin du jour. C'était l'appariteur qui le lui avait remis en mains propres quelques minutes avant la réunion. Mais au fur et à mesure que la journée s'écoulait, il se rendit compte que Houria, tout comme lui, semblait préoccupée. Vers dix-sept heures, elle s'approcha de lui, lui toucha l'épaule droite en frôlant son bras avec son ventre.

__ Où est Staff? lui demanda-t-elle en regardant le poster de Nelson Mandela qui menaçait de se décrocher.

__ Je ne sais pas. Je ne l'ai pas vu ce matin. Comme d'habitude il se réveille tard et qu'il nous rejoint par ses propres moyens, je n'ai pas fait attention à lui, répondit-il en joignant ses sourcils dans une mimique interrogative.

__ Tu aurais dû! lui dit-elle en se détournant de lui.

Quand il se retourna, elle était déjà partie en direction du bureau du DirPub. Il sentit une bouffée de chaleur lui monter au visage. Il devait être plus rouge qu'il ne l'avait jamais été. De quel droit s'adressait-elle ainsi à lui? Et puis, il n'était pas la nurse de ce maudit Staff. Quand il reprit ses esprits, il se sentit encore plus blessé. Il était évident qu'elle était toujours amoureuse de Staff, sinon pourquoi se faisait-elle tant de soucis pour lui?

Le début de soirée lui parut insoutenable et ce fut encore plus difficile quand il fallut se hisser dans la voiture à côté de Houria. Ils se turent tout au long du trajet, mais au moment où elle allait descendre, Houria se pencha vers lui, lui fit signe de se taire et l'embrassa sur les lèvres. En quittant la voiture, elle ajouta:

__ S'il te plaît! Essaye de retrouver Staff et avertis-moi dès que tu l'auras localisé.

Il entendit ces derniers mots comme dans un songe. Aziz flottait, flottait. Il n'en revenait pas. Mais oui! Il chercherait Staff, et il le retrouverait, foi de Kazi Rabâa. Ce cher Staff, bien sûr qu'il s'en occuperait. Et il l'informerait à la minute même où celui-ci serait rentré au bercail. Cela lui donnerait l'occasion d'aller la voir dans son bungalow et après ça, qui sait! Il passerait peut-être la nuit là-bas, dans les bras de sa conquête.

Aziz attendit jusqu'à onze heures, heure du couvre-feu. Au début, il était assez confiant, Staff l'ayant habitué à rentrer un peu tardivement. Mais au fur et à mesure que les minutes passaient et que l'aiguille de sa montre se rapprochait du onze, il commençait à s'inquiéter. Ce salaud de Staff allait lui faire rater son affaire. Il en était capable, de toutes les façons. Puis, vers les environs de minuit, ne voyant rien venir, l'inquiétude devint plus grande et cette fois-ci, il ne pensa plus à Houria mais se fit du souci pour Staff. Il n'avait aucun parent à Alger, aucun ami non plus en dehors de ses flirts. Mais il ne pouvait certainement pas être chez une fille, cela ne se faisait pas. D'habitude, c'était plutôt lui qui les ramenait au studio.

De plus en plus inquiet, il s'approcha de la table qui servait de bureau à Staff et fouilla dans les papiers, espérant trouver un indice. Soudain, il remarqua une feuille de papier pliée en deux, coincée entre le radioréveil et la télé. Il l'ouvrit et lut:

" Espèce d'athée, tu seras châtié demain avant minuit comme sont châtiés les adorateurs de figurines. Tu paieras cher, et on fera des dessins avec ton sang, car Allah nous y autorise!"

Le papier n'était pas signé. Il avait dû le recevoir par la Poste. Aziz eut un frisson. "Mon Dieu! Il doit se terrer quelque part à l'heure qu'il est ou il est peut-être mort".

Cette pensée le glaça. Il ne pouvait pas imaginer que Staff était mort! Pas Staff! Pas lui, quand même! Il était trop bon, trop sincère, trop humain! Il ressentit tout d'un coup envers ce garçon une affection qu'il n'avait jamais eue pour quelqu'un d'autre, une sorte d'amour fraternel, un amour qu'il n'avait jamais connu. Des larmes coulèrent le long de ses joues. Il ne put les retenir et n'essaya même pas de le faire. Il donna libre cours à son émotion et pleura comme un enfant pleure un petit frère disparu.

Il était minuit passé et l'idée d'aller chez Houria afin de lui faire part de ses angoisses ne l'effleura même pas. Il s'endormit dans le salon, sur le canapé de Staff et eut cette nuit-là un mélange de rêves érotiques et macabres. Il revit Staff sortant de son cercueil pour l'invectiver devant une assistance nombreuse, pour lui reprocher d'avoir souhaité sa mort pour s'emparer de son amour.

Il se réveilla mal fichu le lendemain, en entendant frapper sourdement contre la porte. C'était le chauffeur. Dés qu'il se fut introduit dans la voiture, Houria lui demanda:

__ Des nouvelles de Staff?

__ Non! Il n'est pas rentré hier soir, répondit-il.

Un moment, il fut tenté de lui parler de la lettre de menaces que son compagnon avait reçue, mais faisant montre de tact vis-à-vis de Houria, il préféra ne pas l'en informer. Il ne voulait pas qu'elle se jetât dans ses bras dans un élan de douleur. S'il devaient avoir une liaison, tous les deux, il fallait qu'elle fût réfléchie et désirée. Profiter de la mort de son ami, oui! son ami, maintenant qu'il avait disparu aurait été la pire des trahisons envers sa mémoire. Et son éducation ne lui permettait pas ça.

__ Il a peut-être passé la nuit ailleurs, chez une autre femme, peut-être, dit-elle en soupirant.

Il aurait aimé la contredire, mais il ne pouvait le faire. Son mutisme accablait son ami, mais il n'y était pour rien. Il la laissa dans son ignorance et ils parlèrent boulot durant tout le trajet. Houria donnait l'impression d'avoir oublié le baiser qu'elle lui avait donné la veille et cela fit très mal à Aziz. Il ne savait pas comment amener la discussion sur ce terrain et avait très peur de l'offusquer en lui rappelant sa petite faiblesse. Il aurait tant aimé avoir un petit signe, un tout petit signe d'elle. Un seul geste de complicité, un clin d'oeil, comme pour lui dire de ne pas se presser, que leur relation future valait mieux que ça, qu'attendre un peu approfondirait l'amour qu'ils ressentaient l'un pour l'autre. Mais rien! Rien que leur commune préoccupation quant au sort de Staff. Staff qui, même absent, même mort, élevait une barrière infranchissable entre eux.

Aziz passa une journée tellement laborieuse qu'il n'eut ni le temps de penser à Houria, encore moins à Staff. A la conférence de rédaction, le DirPub fit passer le dessin de Staff et quand Aziz l'eut en main, il se rendit compte qu'il traitait d'un thème bateau et qu'il aurait pu faire ce dessin la veille, comme il aurait pu l'esquisser deux mois avant.

__ Comment t'est parvenu ce croquis? demanda-t-il au DirPub.

__ Il m'a été remis aujourd'hui par un soi-disant cousin de Staff. Je suis sûr qu'il a dû le faire il y a un moment. Aujourd'hui, il aurait fallu qu'il traite de l'implication du ministre des transports dans cette affaire de corruption. Il ne les rate jamais d'habitude.

Aziz sentit que le moment était venu de dire ce qu'il savait. Il raconta par le menu comment il avait mis la main sur la lettre de menaces et l'exhiba en évitant de croiser le regard de Houria. Il parla aussi de l'état inhabituel de Staff, de son mutisme, de son comportement ombrageux.

L'atmosphère de la conférence avait changé. Tout le monde avait un avis à donner sur cette affaire. Il s'en était même trouvé un, Abdelhamid le billettiste, pour prétendre savoir par des sources sûres qu'il avait été exécuté par le G.I.A. mais qu'on n'avait trouvé que son corps et qu'à l'heure qu'il était, on cherchait encore sa tête. Il donna force détails quant à la façon dont il avait été exécuté. Le DirPub trancha, de sa voix la plus grave:

__ Je vais appeler sur-le-champ le directeur de la sûreté pour lui faire part de sa disparition. Quant à ton histoire, Hamid, je n'y crois pas. J'aurais été mis au courant avant toi si c'était vrai!

__ La conférence est levée. Hocine! ajouta-t-il à l'adresse du maquettiste, tu me laisses un quart de la Une au cas où on serait en possession d'un élément de dernière minute. Et le gros titre aussi! Conférence à vingt heures pour tout le monde. Houria! tu peux rentrer chez toi si tu le désires. Je n'ai pas besoin de toi aujourd'hui.

Houria se leva et sortit. Le sanglot qu'elle eut en sortant n'échappa à personne et nul parmi l'assistance ne releva la profonde tristesse et le déchirement que ressentit Aziz. Staff mort l'éloignait plus que jamais de son amour. De son vivant, il lui restait un espoir. Staff disparu, ce mince espoir s'envolait. Quelle manifestation, plus que ce sanglot et le comportement compatissant du DirPub pouvait constituer une preuve plus évidente de l'amour que Houria avait pour Staff?

Il en eut confirmation depuis ce jour-là. Depuis ce samedi maudit, Houria adopta de nouveaux horaires et ce fut Abdelhamid qui les accompagna dans la voiture, Hocine et lui. Aziz avait vraiment tout perdu au change. Non seulement il avait perdu l'amour de Houria et sa compagnie, mais il dut s'accommoder de la compagnie de son plus grand rival au journal. Pendant les quelques jours qui suivirent cette affaire, personne ne parla dans la voiture et l'ombre et le souvenir de Staff planaient sur les conférences de rédaction. Les dessins de Staff parvenaient désormais par fax de N'Gaous, sa ville natale et les Télécom refusèrent de communiquer le nom du détenteur de la ligne téléphonique d'où provenaient les fac-similés. Ces dessins étaient étrangement liés à l'actualité et étaient plus caustiques que jamais. Leur auteur était, de toute évidence nourri à la vache enragée. Mais le trait de crayon, les personnages, la signature, tout cela, c'était du Staff tout craché.

Aziz passait des nuits affreuses, seul dans le bungalow, se laissant aller à une schizophrénie peu coutumière chez lui. Il se lavait moins souvent, ne faisait plus de lessive, mangeait froid. Le souvenir de Staff hantait le studio, et l'image affligée de Houria le torturait au plus haut point. Houria avait pris, suite à cette affaire, son mois de congé que le DirPub lui donna sans poser de question.

La vie s'écoula ainsi durant plusieurs semaines jusqu'au jour où le DirPub fit une intrusion dans la salle de rédaction, brandissant bien haut un magazine.

__ Vous vous rendez compte! cria-t-il à l'assistance médusée. Staff est en Allemagne. Regardez! Regardez son dessin dans ce magazine. Nom d'un chien! Ce petit malin a eu tout son monde. C'est incroyable. Il est en train de se faire un nom, ce gars-là. Dessiner pour un mag qui tire à plus de cinq cent mille exemplaires chaque semaine, ça doit être bien payé, non? Sacré Staff, va! Allez! tous avec moi! Hip! Hip! hourra! pour notre Staff favori!

Aziz avait le visage cramoisi de jalousie. Il en avait le souffle coupé. Staff avait donc quitté le pays, sans en toucher un mot à personne, pas même à lui, son ami. Ce comportement était inexplicable, et surtout inexcusable. Comment pouvait-on faire un choix aussi grave sans en parler à quiconque? Aziz n'aurait jamais pu faire cela. Il se serait confié à quelqu'un, forcément. De plus, Staff s'était débrouillé seul, pour obtenir son visa pour l'Allemagne. Il aurait pu faire jouer la clause V.I.P. en passant par Ali, le Directeur de la Publication. Il aurait pu aussi demander à Aziz de l'aider: beaucoup d'amis de son père seraient volontiers intervenus en sa faveur, lui assurant appui moral et matériel en Allemagne.

Mais non! Staff si affable, si expansif s'était avéré en la circonstance énigmatique, méfiant et combien individualiste. Cela lui avait bien réussi, au vu de sa performance. Un grand hebdomadaire allemand s'était attaché ses services et devait le rétribuer royalement. Il avait eu de surcroît la délicatesse de ne pas rompre les ponts avec son ancien journal en lui envoyant régulièrement ses dessins. Ceux-ci étaient tellement actualisés que force était de constater que Staff faisait un effort certain pour s'informer sur l'évolution politique de l'Algérie. C'était cela aussi, Staff: sous une apparence de dilettante, il y avait un coeur d'or et une conscience professionnelle éprouvée.

Aziz était partagé entre la joie de savoir son collègue hors d'atteinte des terroristes et une jalousie intense qu'il ressentait presque physiquement.

Ainsi donc, Staff l'avait devancé sur le fil une seconde fois. Il embrassait la Liberté avant lui, comme auparavant il avait gagné l'amour de Houria. Il ne servait donc à rien d'avoir tous les atouts pour être le meilleur et de se contenter de jouer les éternels seconds toute sa vie. Mais c'était là le lot de Aziz, et il devait l'assumer.

Et, bon joueur, il prit la décision de cesser d'aimer Houria et d'abandonner le combat contre Abdelhamid, le billettiste. Demain, il demanderait au Directeur de la Publication de lui obtenir un visa de longue durée pour la France. M. Kazi Rabâa père serait content de faire la paix, une fois pour toutes, avec son fils!

FIN

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